Une main de fer dans un gant de velours [Cireska]

Une autre secousse vint ébranler l'habitacle. L'état de la route qu'il arpentait en disait long sur l'intérêt qu'accordaient les autorités tokyoïtes à leurs habitants moins fortunés. Si Noda n'était pas particulièrement étranger aux projets philanthropiques, car il avait après tout une image à conserver, il ne se rendait aujourd'hui pas sur le port pour remédier à ce genre d'injustice. Non, sa présence en ces lieux malfamés relevait d'un intérêt parfaitement ponctuel.

Être le commandant en second des Coins avait en cela d'intérêt que l'héritier avait accès le premier, souvent même avant Orias tant les prérogatives de l'astromancien étaient larges, aux nombreuses informations ramenées par les agents de terrain. Ainsi, et alors qu'il parcourait les dossiers de la semaine, ses yeux s'étaient posés sur le rapport d'un agent concernant un humain visiblement sans abri et émettant une faible énergie spirituelle. Une humaine, plus précisément, et jeune. L'agent responsable de cette découverte accepta de céder le dossier à son Jack, qui s'empressa d'effacer toutes traces de l'archive concernée. Il était important qu'il soit le seul au courant de l'existence de la demoiselle.

Sans plus attendre, le PDG avait assigné quelques agents civils de Mitsubishi à la surveillance de l'inconnue, mais ils avaient reçu l'ordre de ne pas s'exposer et n'avaient ainsi pas pu déduire avec certitude son identité. Tout juste avaient-ils établi un parcours récurrent qu'elle arpentait sur le port de Tokyo. À l'arrière de sa berline noire, Noda reçu, en même temps que son chauffeur, l'information d'un de ses espions sur la dernière position connue de la jeune fille, un bar qui figurait sur la liste de lieux récurrents préétablie. Abaissant l'écran opaque qui séparait l'arrière de l'avant de la voiture, il apparut dans le rétroviseur intérieur du conducteur, qu'il gratifia d'un signe de tête avant de rehausser la vitre. Le véhicule accéléra et fusa au travers des vieux quartiers délabrés pendant plusieurs minutes avant de s'arrêter à l'entrée d'une ruelle étroite.

La porte arrière s'ouvrit, et Noda émergea, vêtu d'un pantalon et d'un gilet noir sous lequel se trouvait une chemise mauve. Ni particulièrement passe-partout, ni forcément trop snob, voilà qui conviendrait parfaitement à la situation. Bien vite, l'homme d'affaires posa son regard sévère sur les quelques gamins des rues qui regardaient sa possession avec envie, puis se retourna vers la vitre du conducteur qui se baissait.

"Ne tuez personne. Je ne serais pas long."

Hoang, le chauffeur, se contenta d'acquiescer, tandis que Diatta, la nouvelle chef de la sécurité personnelle de Noda, rengainait son revolver avec une moue agacée. Ses ordres transmis, l'Eiichi se mit en marche vers le bar miteux qu'on lui avait indiqué, ignorant les ricanements des racailles faméliques sur son passage. Il savait d'ores et déjà qu'aucune ne tiendrait plus debout lorsqu'il ressortirait. Il s'arrêta devant une porte à la peinture écaillée surmontée d'un néon désactivé. L'héritier tenait ce genre de business en horreur, et comptait bien en ressortir dès que possible. Alors qu'il poussait la porte, il émit une petite quantité d'énergie spirituelle, que seule la personne qu'il était venu rencontrer saurait capter et interpréter. Au vu de ses propres émissions relativement incontrôlées, il était apparu clair à l'agent des Coins qu'elle n'avait qu'une faible maitrise, si ce n'est une faible connaissance de ses pouvoirs, et Noda comptait bien en tirer avantage.

Une pléthore de regards hostiles se posa sur l'homme d'affaires dès son entrée. La clientèle de ce pitoyable établissement n'était à l'évidence composée que d'habitués, et il faisait, jusqu'à sa tenue, tâche dans le paysage. Même un aveugle aurait aisément identifié le second intru de ce lieu délabré, mais Noda était un homme minutieux, et il balaya ainsi des yeux toute la salle, s'arrêtant sur chaque mine patibulaire et agressive, jusqu'à tomber sur la demoiselle. Un fin sourire s'inscrit sur son visage alors qu'il s'en approchait, émettant toujours une faible énergie spirituelle qui devrait attirer son attention.

"Tu sembles bien trop jeune pour fréquenter ce genre d'endroit. Quel est ton nom ?"

La demoiselle démontrait un comportement farouche qui ne déstabilisait pas particulièrement Noda. Après tout, il était logique de s'attendre à une telle attitude de sa part tant il était improbable qu'une adolescente puisse survivre à cette vie sans une férocité innée. Ses pouvoirs devaient bien sûr l'avoir aidée, mais cette vivacité plaisait tout de même à l'homme d'affaires. Il réprima un ricanement, désormais certain qu'il avait bien fait de se déplacer.

"Je peux t'offrir bien plus qu'un verre, Cireska."

Noda émit à nouveau de l'énergie spirituelle, mais de façon plus harmonieuse et contrôlée cette fois-ci. Il voulait faire comprendre à la Quincy à quel point elle était repérable tant qu'elle ne prendrait pas conscience de ses capacités.

"Tu n'en as peut-être pas conscience, mais tu agis comme une luciole dans la nuit noire aux yeux des êtres comme nous à Tokyo. Tu es visible de tous, et aveugle aux dangers qui te cernent. Tu es bien chanceuse d'être tombée sur moi en premier."

"Vous comptez commander ?"

L'homme d'affaire serra le poing et son visage se fit plus dur le temps d'une seconde. Il tourna lentement la tête vers la patronne du bar qui venait de l'interrompre.

"Deux verres d'eau, merci."

Des ricanements retentirent dans la salle. Les badauds semblaient bien s'amuser du comportement de cet étrange nouveau venu qui s'était immédiatement dirigé vers la jeune fille comme s'il la connaissait, le tout en lui demandant son nom. Aucun parmi eux ne semblait cependant témoigner d'inquiétude quant à la jeune fille. L'héritier ne savait pas s'il s'agissait ici d'une preuve de confiance ou de négligence, et n'en avait au fond pas grand-chose à faire. Il était là pourr accomplir un objectif précis, par pour se perdre en querelles futiles avec des hommes qui ne valaient pas un millième de son attention. Après avoir reçu son verre, il le vida d'un trait, puis écrasa une épaisse liasse destinée à la gérante des lieux sur le bar avant de se lever et de fixer la Quincy dans les yeux.

"Allons ailleurs, mon temps et précieux, et le tient l'est tout autant, même si tu n'as pas l'air de le réaliser."

Puis il se retourna et s'approcha de la sortie, certain que la curiosité de Cireska la pousserait à lui emboiter le pas.

La jeune fille l'avait suivit, comme il l'espérait, et ce en dépit des regards menaçants des badauds. L'héritier attendit d'être sorti pour répondre à la jeune fille, et esquissa un sourire lorsqu'il entendit sa menace.

"Comme c'est effrayant ! Je suis certain que tes capacités sont grandes, c'est pour ça que je suis venu."

Il jeta un coup d'oeil à la ruelle d'où il était venu précédemment, et ne fut pas bien étonné de remarquer les quelques racailles qui l'avaient accueilli avec des ricanements sinistres faces contre le sol. Perchée au-dessus du dernier se trouvait Diatta, sa chef de la sécurité, qui adressa un hochement de tête à son patron pour lui signifier qu'elle n'avait, comme il l'avait expressément ordonné, tué personne. La connaissant, cela ne disait en vérité pas grand-chose de l'état dans lequel ils se réveilleraient, mais le fullbringer saurait s'en contenter. Invitant à nouveau la demoiselle à le suivre, il se dirigea vers son véhicule. Quelques pas devant lui, la Sénégalaise en fit de même, puis ouvrit arrière avant de s'écarter devant l'hétéroclite duo.

"Je ne pourrais te donner mon nom et toutes les informations que je suis venu t'apporter qu'une fois que nous serons entrés. Le choix est tien."

Le trentenaire s'engouffra sur ces mots dans l'habitacle, et attendit le temps qu'il faudrait pour que Cireska le suive. Elle le ferait, il en était certain. Selon toute vraisemblance, il avait eu raison, et la porte se referma derrière la jeune fille. En dépit de la vitre qui les séparait des sièges avant, ils purent tout de même entendre la porte du passager s'ouvrir, puis se refermer, avant que le véhicule ne se mette en mouvement. Bien calé à la droite de la banquette, l'héritier se retourna vers son invitée.

"Je suis Eiichi Noda, président du groupe Mitsubishi, quoi que ces noms puissent te dire. Je suis aussi et surtout un être qui, comme toi et comme beaucoup d'autres à Tokyo, dispose de pouvoirs particuliers, spirituels. Une bibliothèque bien fournie d'informations plus fantaisistes les unes que les autres t'attendent là où nous nous rendons, mais je peux te briefer sur le principal dans le même temps."

Si la situation de Cireska était véritablement liée à l'émergence ou à l'usage de ses pouvoirs comme on pouvait le suggérer, elle serait sans doute plus sensible à ce qu'elle s'apprêtait à découvrir, mais cela pouvait néanmoins toujours sembler parfaitement lunaire à un être humain qui n'avait expérimenté qu'une fraction de la large réalité des mondes.

Afin d'appuyer sa crédibilité, Noda saisit une petite boîte à stylo logée dans la portière, puis la jeta d'un mouvement du poignet vers le haut, tout en activant son pouvoir. Devant les yeux ébahis ou non de son invitée, le fin rectangle ralentir graduellement jusqu'à se stopper entièrement dans sa course, restant immobile dans les airs. Noda laissa Cireska examiner quelques secondes le phénomène sous les coutures qui lui plairaient avant de reprendre la boîte et de la reloger dans la portière.

"Comprends-moi bien Cireska. Ce que je m'apprête à te donner n'est rien de plus que le monde. Tu obtiendras un toit, des fonds, une ligne directe avec l'un des hommes les plus puissants de la planète, et des connaissances qui remettront en question ta vision de la réalité elle-même. Je ne te demande, en échange de tout cela, que deux choses. Je souhaite que tu ne parles à personne de notre rencontre, et que tu te rappelles, le moment venu, qui t'a sorti de ce misérable bar."

Toujours tourné vers la demoiselle, Noda joint ses mains et verouilla son regard perçant sur celui de Cireska.

"Alors dis moi, jeune fille. Sais-tu seulement qui tu es ?"