Quand les étoiles s'alignent

La journée a été longue et il est tard lorsqu’elle quitte l’une des salles d’entraînement de l’Arcanum. Il fait bon de se défouler lorsque l’on a passé beaucoup de temps à discuter avec ses petits Clubs ou à lire des rapports. Un moyen comme un autre de se vider la tête en somme. A présent elle a prévu de s’octroyer un petit moment dehors, prendre l’air quelques instants puis… Aviser selon l’envie du moment. Elle ne sait pas encore. Après une petite douche, elle s’est changée, enfilant une tenue un qui ne pue pas la sueur. Elle a peu de choix dans sa garde-robe fort réduite à quelques ensembles mais cela lui convient, elle aime encore assez ce pantalon en cuir accordé à ce petit corset porté sous sa veste de tailleur. Par dessus elle enfile son habituel manteau à capuche, cette dernière venant trouver place sur sa tignasse rousse, puis ce fameux masque qu’elle porte tout le temps ou presque, ne le retirant que lorsqu’elle est loin des lieux fréquentés par les membres de l’Ultima Necat. Et pour remonter à la surface rien de mieux que l’ascenseur.

A cette heure, les couloirs sont peu fréquentés, tout le monde est soit déjà sorti, soit dans un labo à faire des heures sup’. A se demander quand est ce qu’ils peuvent bien dormir les petits génies. Ou pas, parce qu’elle s’en fou en fait. Le bouton est pressé et quelques secondes plus tard les portes s’ouvrent. Ne s’attendant pas à y voir quelqu’un, et encore moins Lui, elle met un peu de temps avant de réagir, figée l’espace de quelques secondes. Elle entre mal à l’aise, espérant que sa pote n’ait pas été cafter qu’elle l’avait traité de connard la première fois qu’elle l’avait vu parce que ça risquerait de mal tourner pour elle. Il ne faut pas lui en vouloir, tout le monde est logé à la même enseigne. Tous ceux qui ont un pénis du moins. Quant à lui, il est trop beau pour être honnête. Et c’est sans compter sur cette attirance qu’elle éprouve et qui la fait rager. Elle ne comprend pas comment elle peut ressentir cela alors qu’elle sait pertinemment à quel point les hommes sont des ordures. Elle fulmine à l’intérieur et heureusement ne laisse rien paraître. Ce n’est pas comme si la tension dans ses épaules était palpable. Se plaçant à ses côtés elle inspire fort. Soyons polie, soyons polie !

- Salut. Tu montes ?

Penser à autre chose, cherchant sur le tableau de commande quel bouton est lumineux. Pour sa part ce sera rez-de-chaussée.

- Non, mais c’est terminé ! C’est tout, n’insistez pas ! Je sais que je représente une perte fondamentalement irremplaçable pour votre organisation, mais comme je vous l’ai dit, je n’ai plus envie… Je ne veux plus faire tout ça, pour une cause certes belle et ambitieuse, mais… mais ce monde n’est pas le mien, plus le mien, et j’ai besoin de reprendre mes marques. Ce dernières années je n’ai fait que travailler pour vous, et j’estime avoir plus qu’assez rempli le contrat. Et je le vois sans mal sur vos visages, vous l’avez bien compris : j’ai besoin de ce temps pour moi que j’ai bien mérité. Le passer à découvrir ce monde, à l’apprivoiser. Vous le sauverez très bien sans moi, j’en demeure persuadé. Alors on dit… sans rancune, hein ?

La sonnerie distincte retenti, et lui de pivoter sur lui-même pour faire face aux portes qui s’ouvriraient au battement de cœur suivant. Parfois, les surfaces réfléchissantes des parois de l’ascenseur lui laissaient l’occasion de répéter un peu, de se préparer pour le jour où, enfin, il trouverait la volonté de tout laisser tomber. Pas qu’il ne trouvait pas que les objectifs de l’Ultima Necat n’étaient pas louables. Mais bon, même dans le pire des cas, il serait mort bien avant la fin du monde alors… Orias n’avait jamais été vraiment un altruiste, l’idée de sauver l’humanité, c’était sympa mais chercher son propre bonheur lui paraissait plus primordial. Un objectif bien à lui.

Car après tout, ce n’était pas parce qu’il résidait à l’Arcānum que cela en faisait automatiquement son foyer. Il fallait un peu plus que cela pour se sentir chez soi. Et encore, même en son temps, il n’avait jamais vraiment fait dans la sédentarité. Autant dire que les fourmis commençaient lourdement à le démanger. L’envie de bouger-bouger, aaaah-ah, comme disait son vieil ami Gaou. Qu’est-ce qu’il pouvait lui manquer… tout était plus simple lui. Le roux avait perdu les siens, il fallait se faire une raison. Pourquoi alors cette impression de déjà-vu qui lui tort les boyaux lorsque cette jeune femme qui se tient derrière les portes coulissantes, avant de le rejoindre dans l’espace exigu ? Ce n’était pas la première fois qu’elle lui laissait cette impression, même s’ils ne s’étaient jamais croisé d’aussi près. La nouvelle Reine des bâtons. Cela représentait forcément une figure d’autorité pour lui, en son temps bâtons, verges, caducées et autres sceptres étaient souvent synonyme de fonctions importantes, dominantes en tout cas sur un va-nu-pied comme lui. Il avait appris que cela n’avait perduré que dans ce que l’on appelait « la police », armés de matraques qui servaient littéralement de gourdins. Les sauvages…

Il opine juste à la jeune femme, la parole coupée un instant, tant par la petite scène qu’il s’était joué seul l’instant d’avant – elle ne devait en principe pas l’avoir trop entendu, hein ? – que par la sensation étrange qu’elle lui laissait. L’ascenseur poursuivit donc son ascension – c’était le but – et de nouveau son imagination vagabonde. Comme il s’était inventé un dialogue, le voilà qui se laisse porter par son esprit, et sans trop le choisir il se met à parler. Quelque chose d’instinctif, sans vraiment y réfléchir à la vérité. Juste comme si son cœur avait décidé de soudainement s’exprimer par ses lèvres, sans consulter son cerveau au préalable.

- Après tout, à la fin nous nous sommes mentis… J’en suis profondément désolé, du fond du cœur...

Les portes s’ouvrent. Il se pince les lèvres. Ça tombe bien car il ne sait pas du tout sur quoi rebondir après cela. Ce ne pouvait pas être elle, tout simplement, mais dans ce regard, il l’avait reconnue… Cela l’avait assurément désarçonné, mais… c’était impossible, pas vrai ? Elle l’aurait reconnu, lui aurait sauté au cou, pour y déposer ses baisers ou l’étrangler, qu’importe. Alors à peine les portes ouvertes, il conclut.

- Salut et félicité à vous. Que votre nuit soit bonne, sous le ciel étoilé...

Et de filer, comme si de rien n’était. Le ciel l’attendait en effet, la journée terminée lui permettrait d’enfin se retirer à l’écart et de réfléchir à son sort en étudiant les astres.

De sa petite scène, elle n’a rien entendu. Puisqu’ils se rendent au même endroit, elle n’a pas besoin d’appuyer sur le bouton déjà enclenché. Le silence s’installe dans la petite cabine et elle se sent toujours aussi mal à l’aise. Pourtant elle devrait profiter qu’il soit là pour lui parler. Elle avait prévu de le voir à un moment pour discuter de Queen à King, mais elle n’avait pas encore pris le temps pour cela. Entre la gestion courante et sa prise de fonctions récente, elle avait eu la tête ailleurs, trop occupée. Ses mots la tirent de ses pensées. Mais elle ne comprend pas leur sens, il semblerait que ça ne lui soit pas destiné, peut être est-il en communication avec une oreillette Bluetooth qu’elle n’aurait pas vue ? Fronçant les sourcils, le regard fuyant, elle ne fait pas de remarque. Quelle que soit cette histoire de mensonge, elle n’aime pas ça.

Les portes s’ouvrent et il commence à partir. Alors seulement elle réalise qu’elle n’a toujours pas évoqué cet entretien qu’elle aimerait avoir avec lui. « Et merde ». Sortant à sa suite, elle tend la main vers lui puis se ravise, elle n’aimerait pas qu’on l’attrape si les rôles étaient inversés.

- Attends ! S… Stop ! Euh… Il faudrait qu’on parle de la coopération de nos sections.

Super tu vends du rêve là ma fille. Si tu crois que ça va le hyper après une longue journée de boulot mais c’est mort en fait !

- Si t’as rien d’autre de prévu on peut aller boire un verre, j’t’invite.

Voilà, ça a déjà plus de gueule. Elle aurait tout à fait pu remettre ça à demain, mais une partie d’elle n’a pas envie de laisser passer cette occasion. La coopération n’est qu’un prétexte qu’elle utilise pour se leurrer elle même et camoufler son envie de passer du temps avec lui. Une envie qu’elle aimerait ne pas avoir évidement. Cela étant, peut être qu’après ce soir, après avoir pu le côtoyer un peu, ça lui passera.

- Ou si tu veux aller ailleurs, peu importe. On peut prendre ma moto, c’est par là…

Allez, allez, stop le forcing là, il va juste partir en courant en fait ! T’es pas aussi désespérée que ça hein ? « Mais va te faire foutre connasse de voix intérieur là, fiche moi la paix ! »

Orias était un homme simple, avec des objectifs simples. Il n’avait pas beaucoup d’accroches, mais il y avait une chose qui lui faisait aisément redresser l’oreille. « Gratuit ». Alors se faire inviter à boire un verre par une jolie rousse ayant le même regard que sa Chouette… en vrai cela lui offrait assez de promesses d’un moment particulier pour qu’il accepte. Et ce même si l’idée de discuter du boulot ne l’emballait pas du tout. C’était justement ce qu’il cherchait à fuir là ! Prendre l’air, regarder les étoiles. Loin de ça, loin de tout. Alors il se retourne, l’inspecte une nouvelle fois du regard, plissant un peu des yeux alors qu’un pincement au cœur se produit. Troublante ressemblance encore, toujours, il n’en démordrait pas et n’avait pas fini d’y penser, loin de là. Peut-être verrait-il ce qu’il y avait sous le masque ?

- Y a quoi sous ton masque ? T’as été brûlée ? Ou bien une sale maladie ? J’ai connu un gars une fois, pas de bol, il avait chopé la lèpre. Je te raconte pas comment c’était dégueux, des pustules partout, une horreur. Très sympa par contre, je me demande bien ce qu’il est devenu… ah… ah oui, merde, c’est vrai...

Comme s’il réalisait à nouveau… « tous les gens que tu as connu sont morts. Tous ».

- Nous pouvons voyager à dos de ta motocyclette si tu le souhaites, jeune Reine des bâtons. Mais il ne faudra pas m’en vouloir si je m’accroche fort, je n’ai pas vraiment l’habitude de cette vitesse ni de ces selles plates. Que ne donnerais-je pour un bon canasson...

Achève-t-il pensif. Il avait donc : la promesse d’un verre offert, un tête à tête avec une jolie rousse si tant est qu’elle ait pas chopé la lèpre, l’occasion d’un contact humain rare… Ne resterait donc qu’à astucieusement éviter les discussions trop longues sur le travail, et ce serait gagné. Aussi la suivrait-elle jusqu’à sa moto, une boule au ventre.

La rouquine rit doucement à l’entendre énumérer ces maladies. Elle ne s’était jamais demandé ce que les autres pouvaient imaginer tout simplement parce qu’elle s’en fiche, mais maintenant qu’il en parle, c’est vrai que ça peut laisser libre court à l’imagination. Son rire s’estompe à sa dernière phrase lorsqu’elle comprend que le gars est très certainement mort. De toute évidence cela lui fait beaucoup de peine et elle ne laisse échapper pour le coup qu’un simple « Hum. ». Ce regard là, comme éteint malgré les sourires, elle le connaît bien, il lui suffit de se regarder dans un miroir.

Elle a déjà entendu parler de ceux que l’on appelle les revenants et en a certainement croisés déjà mais ne s’est jamais vraiment intéressée à l’un d’entre eux en particulier. Alors le phénomène lui est abstrait. Là, en l’occurrence, elle ne peut avoir de doute quant à ses origines lorsqu’il évoque le cheval comme monture. Ça ne doit pas être évident de vivre dans une nouvelle époque avec plus aucune connaissance, ami, ni famille. Compatissante, elle opine pour elle-même, ils ont bien besoin d’un verre tous les deux.

- Pour mon masque, rien de tout cela. Tu verras par toi même lorsqu’on sera loin d’ici. C’est juste que je connais certains Swords et j’ai pas envie qu’ils me fassent chier s’ils se rendent compte que c’est moi.

Faudra bien qu’elle l’enlève pour boire après tout. Et puis lui n’est pas un Sword donc c’est bon. Ils arrivent auprès de sa moto et elle lui tend son casque.

- Tiens enfile ça. J’irai doucement mais ouais tiens moi bien. J’voudrais pas qu’on m’accuse d’homicide !

Un brin taquine, elle n’en est pas moins sérieuse. Ayant déjà été envoyée en taule, elle n’a pas envie d’y être enfermée de nouveau pour négligence. Montée la première, elle attend qu’il s’installe dans son dos. Ce n’est qu’à cet instant qu’elle prend conscience du contact que cela implique et tout son corps se tend d’anxiété. Elle essaie de se dire que ce n’est rien, que ce n’est pas grave, ce ne sont que des bras. Ce n’est pas comme si la dernière fois qu’elle avait été enlacée remontait à plus de vingt ans. Ah. Mais si en fait…

- N’en profite pas pour me peloter hein ! D’ailleurs juste pour savoir, t’as une petite amie ?

Alors qu’elle appréhende, lorsqu’elle sent sa chaleur l’envelopper, elle tente de faire le vide dans sa tête et de ne pas penser à ces émotions contradictoires qui se bousculent en elle, tentant de prendre le dessus l’une sur l’autre. Le bien être du coeur contre l’irraisonnable colère de sa raison. Comme promis, elle conduit avec prudence et surtout douceur dans les virages. Concentrée, elle ne parle pas, mais l’écoute si toutefois son passager aurait envie de discuter. Après un long moment à traverser la ville, elle s’arrête devant un bar qu’elle sait peu fréquenté.

- Et voilà nous sommes arrivés, tu peux descendre. Ça a été ?

Il la suit, quelques pas derrière elle, et a bien du mal à ne pas laisser vagabonder son regard. Mais attention hein, pas de méprise ! Ce n’est pas tant sur ses formes qu’il s’attarde, mais plutôt sur sa démarche. Cette sensation toujours le tenaille, et il lui faudra sans doute du temps pour s’en défaire. Peut-être voir son visage en intégralité l’aidera-t-il à dissocier cette jeune femme du souvenir qu’il a de sa Chouette ? Elle lui manquait tant que cela devait le travailler. Lui donner l’envie de la voir, tant et si bien que son esprit imposait son image sur tout ce qui pouvait lui ressembler de près ou de loin. Une jeune et jolie rousse, c’était forcément dangereusement proche.

Il retient en tout cas qu’il doit la questionner sur son rapport avec la section The Swords pour qu’elle cherche ainsi à les éviter à tout prix. Ce qu’elle aurait bien du mal à faire sur le long terme de son propre avis, vu le rôle de sa propre unité. Lorsqu’elle lui tend un casque, il ne peut s’empêcher de le tapoter du poing. Cela n’avait jamais été trop son truc ce genre de protections, déjà les heaumes ça le faisait pas rêver. Mais là, cet agglomérat de plastique et de mousse, ça ne lui inspirait franchement pas du bien. Qu’importe bien sûr, car si elle exigeait qu’il le porte, il n’allait pas se défiler pour si peu.

Elle monte, et attends. Il attend, et monte. Tous deux ne sont pas impatients de ce moment il faut croire, bien que pour des raisons totalement différentes. Conscient de cette gêne, il tente pour ne pas embarrasser de poser juste ses mains sur ses hanches. Mais c’était sans doute pire encore, sans compter que cela ne le sécuriserait pas particulièrement.

- Disons que… disons que j’ai quelqu’un. Je regarde souvent son étoile. Elle l’a laissé brûler pour moi !

Ses mots sentent la perte, n’appellent à aucune suite. Ce n’est seulement qu’à cet instant qu’il passe ses bras autour de sa taille comme il était supposé le faire. Presque en apnée parfois, tant le fait d’être enfermé dans ce casque ne lui convenait pas. C’était un peu comme les sous-sols aseptisés de l’Arcānum : à trop le contraindre, cela ne pouvait que l’étouffer. Alors dès qu’ils s’arrêtent, c’est la première chose qu’il fait. L’ôter, lui rendre, et faire quelques pas un peu nerveux pour se dégourdir les jambes.

- Oui oui, à la perfection ! Tout est normal, ahah, bien sûr, rien d’inhabituel voyons. D’ailleurs, en parlant de normalité… Je suis Orias. Je… je ne crois pas que je connaisse bien ce quartier. C’est plutôt très éclairé, non ? Genre, trop, est-ce qu’ils savent que ça ne sert à rien d’essayer de reproduire le jour en pleine nuit ? Pas étonnant après qu’ils ne cherchent plus à respecter les enseignements des étoiles, quand jour et nuit ils s’infligent un traitement pareil...

Bon, on se calme, elle était de ce monde là, elle aussi. Il n’est pas du genre à juger de coutume, ni même à râler. Pas dans sa nature, sauf si cela en venait à toucher à ses étoiles. Cette abondance de lumière, c’était la mort des Astromanciens, forcément que ça l’acculait quelque peu. Mais il fallait redevenir cordial à présent, aussi se pare-t-il à nouveau d’un fin sourire.

- Où va-t-on ?

« Ah. » Bon bah, y a pas à tortiller du cul, t’as aucune chance là. Rho ça doit t’arranger non ? Et puis tu peux pas rivaliser avec une morte. « Ta gueule. » T’es déçue ? « La ferme. C’est juste une sortie professionnelle. » Mais oui bien sûr. À qui tu veux faire croire ça ?

Mais effectivement cela rendait les choses plus simples. Recca n’est pas du genre à courir après les hommes de base, et encore moins ceux dont le coeur était déjà pris. En plus, elle ne le connaît pas. Une belle gueule ça ne fait pas tout. Si elle ressent en effet une pointe de déception, ça lui passe rapidement, elle se sent soulagée d’une certaine manière comme elle n’aurait pas à déroger à ses principes et ses convictions.

Le casque rendu est rangé. Et sans un mot elle le regarde, l’écoute se présenter. Est ce nécessaire ? Est ce que ça vaut bien la peine d’en faire de même ? Elle n’a pas donné son nom aux autres alors pourquoi ferait-elle une exception pour lui ? Tandis qu’elle hésite, il poursuit et elle perçoit dans ses phrases qu’il n’aime pas les éclairages publics. Elle s’en amuserait presque tellement il lui fait penser à un poisson hors de l’eau. Même si on arrive à s’adapter après quelques années, il y a des choses dont on reste nostalgique. Les humains sont parfois réfractaires aux gros changements et là, c’est clair que ça doit être le jour et la nuit comparé à son époque.

- Je ne me suis jamais posé la question. Ça a toujours été ainsi depuis que je suis née… Hum… Tu es déjà allé à la campagne ? C’est mieux, ça devrait te plaire. Enfin bref, c’est par là.

La présentation passe aux oubliettes. Volontaire ou pas ? Quoi qu’il en soit elle le guide jusqu’à un nightclub d’apparence classique. L’entraînant à sa suite vers le bar, elle adresse un signe de la main à la serveuse. Même masquée, cette dernière la reconnaît aussitôt, normal, c’est une habituée ici, il n'y a pas que cela bien sûr, mais ça, c'est une autre histoire.

- Recca !!!
- Salut bichette ça roule ?
- Nickel et toi ? T’es en bonne compagnie dis donc !
- Hum. Ma table est libre ?
- Ouais t’as de la chance, je vous sers quoi ?
- Comme d’hab pour moi. Se tournant vers Orias, elle lui demande : Tu veux boire quoi ?
- Je vous sers ça.
- Merci ma chérie.

La rouquine paye puis prend les verres, et après avoir fait signe au roi des pièces de la suivre, elle se dirige vers une sorte d’alcôve arrondie, composée d’une table ronde encerclée d’une banquette moelleuse. Les verres sont posés et la jeune femme s’installe. Doucement, elle prend le temps d’étirer ses jambes avant d’abaisser sa capuche. Maintenant qu’ils sont là, plus vraiment le choix, elle retire son masque...

Il sent que les présentations en bonnes et dues formes passent un peu à la trappe. Cela ne l’étonne guère après tout, bardée d’un masque et d’une capuche d’ores et déjà. Il faudrait bien un nom par lequel s’appeler cependant, « très chère Queen of Clubs » ne saurait être ainsi usité en public. Pour sa part il n’avait pas trop à s’en faire bien sûr, Orias n’avait aucune existence légale en cette époque. Pas d’adresse, pas de famille, pas d’amis. L’Arcānum était son foyer, et les Agents de The Coins un peu sa… ses… ouais non, c’est difficile quand même. Si c’était sa famille, il fallait reconnaître qu’elle avait vraiment de quoi être dysfonctionnelle. Des enfants assurément, quoi qu’il en soit. Quelque part c’était sans doute une bonne chose que sa section n’était pas supposée agir en un groupe soudé. Chacun de son côté, c’était parfois mieux, vraiment. Pour sa part il préférait les gérer séparément en tout cas, cela lui donnait moins l’impression d’être un meneur, ce qu’il ne s’estimait pas être. Orias se contentait de choisir le profil le plus adéquat pour une tâche précise. Et de repasser derrière si nécessaire.

Mais ses pensées s’égarent là bien trop loin encore. C’est qu’il a parfois du mal à focaliser son esprit sur un fil unique. Toujours des tas de choses en tête, en permanence. Il pouvait être là et avoir l’air de se foutre un peu de tout, alors qu’au fond il était rongé par le chaos de ses propres réflexions. Si bien qu’il a l’air d’être tiré un peu des nues lorsqu’elle le questionne.

- Hmm, eh bien, très chère amie, j’en ai vu beaucoup de campagnes de par mon existence. Et des châteaux et des batailles, et… des auberges, oui, surtout, je me dois bien de le concéder. Je crois que vous aimeriez les châteaux… Et Paris ! Vous ne vous en douteriez peut-être pas, mais j’ai brièvement été couturier en cette prodigieuse cité. L’atelier de couture était si populaire que j’ai dû apprendre les prédicats de la noblesse tant de France que d’Empire, vous imaginez ? Car oui, j’étais hôte d’accueil en plus. Vous ne vous imaginez pas à quel point il est difficile pour un homme de se tailler une place dans ce monde de chiffons ! Alors j’en ai vu passer de la bourgeoise à aiguiller, tirées à quatre épingles, et moi à marcher sur le fil pour ne pas commettre d’impair. Mais au bout d’un moment, j’étais plus à l’aise… sur du velours !

Et de rire comme elle l’entraînait. Il parlait beaucoup, signe qu’il était à l’aise, mais ce n’était pas un état très difficile à atteindre pour lui qui avait toujours eu le contact facile. Juste que parfois, il ne savait pas bien quels sujets aborder, quels mots employer. Un autre monde, et bien d’autres mœurs par la force des choses. Il ne commente pas par contre la petite discussion amicale, dont il ne manque tout de même pas de noter le nom employé.

- Salut et félicité, jeune aubergiste ! Je te serai gré de me faire porter ta meilleure bouteille de prune.

Orias ne relèvera pas quant au nom donné à la Queen et n’en fera pas usage tant qu’elle ne le mentionnera pas elle-même ; question d’éducation. Mais au moins, il avait déjà ça. Et dans sa tête résonne sa propre voix. « Non, elle s’appelle Lyulia ». Son cœur manque un battement comme il se fige face à elle. Son bagou s’est envolé en même temps que le masque de la belle. Et lui trop effaré ne sait plus trouver le moindre mot, la fixant juste, pétrifié.

Oui c’est bien ce qu’elle pensait, la campagne a l’air d’être davantage à son goût que la ville avec ses turbulences et ses lumières partout. Pour elle, la question ne se pose pas, elle a l’habitude et elle s’en accommode très bien. Cependant peut-être qu’elle apprécierait les châteaux effectivement. Et Paris bien sûr ! Ça donne envie, mais c’est super loin, il faudrait une bonne raison pour y aller. Est ce qu’ils ont le droit de s’octroyer quelques jours de congés ? Il faudra qu’elle demande.

- Peut-être que tu pourras me faire visiter un jour.

Mais les « peut-être » ne deviennent pas si souvent des oui. On ne s’empêche pas de rêver, d’imaginer, d’avoir des projets. La vie serait bien morose sans cela. Le tout est d’avoir bien en tête que la vie est trop courte pour pouvoir tout faire et que parfois l’occasion ne se présente juste pas. Lui, si on laisse de côté le fait qu’il n’a plus rien ni personne, a au moins la chance d’avoir du temps supplémentaire pour réaliser des rêves qui seraient restés de côté ou voir des endroits encore jamais visités.

À sa façon de parler, elle comprend pourquoi sa collègue lui avait dit qu’il était spécial. Ce n’est pas étonnant lorsque l’on sait qu’il vient d’une autre époque et ça la fait sourire. Cela le rend différent des autres et ajoute à son charme.

Une fois attablée, elle a retiré son masque donc et lorsqu’elle remarque que le King s’est figé, elle s’inquiète, pose sa main sur son sac où est rangé son Kyoketsu Shoge, des fois que…

- Qu’est ce qu’il y a ? On… On dirait que tu as vu un fantôme ou un…

Hollow ? Elle se retourne aussitôt mais derrière elle il n’y a que le mur, pourtant, c’est bien dans sa direction qu’il regarde. Non, plus précisément, c’est Elle qu’il regarde ainsi bloqué.

- J’ai un truc sur le visage ?

Souhaitant vérifier par elle-même, elle sort son miroir de poche et cherche en vainc quelque chose d’anormal à son reflet. Ne comprenant pas, elle ne sait pas comment réagir.

- Euh… Tu… Tu devrais peut-être boire un coup ?

Mauvaise idée s’il est en proie à une crise ou qu’il est malade, mais que peut-elle y faire ou dire de plus ? Elle n’est pas médecin !

- Je comprends mieux pourquoi ton étoile brûlait toujours… tu étais toujours là avec moi...

Lâche-t-il finalement. Quelques mots qui s’échappent à peine de ses lèvres, n’en revenant toujours pas de ce qu’il avait devant les yeux. Elle parlait de fantôme, de miroir, ne comprenant pas. Et lui d’avoir le cœur brisé à nouveau, qu’elle soit parvenue ainsi à l’oublier malgré les siècles écoulés. Il plisse les yeux, envahi par l’incompréhension. Des larmes y naissent avant de s’écouler lentement. Rares mais présentes, pas assez abondantes pour qu’elles puissent s’alourdir suffisamment pour quitter son visage.

- Lyulia ?

Si elle pouvait l’avoir oublié, elle se souviendrait peut-être au moins de son nom. Pas la peine qu’il la nomme « la Chouette » comme il le faisait affectueusement du temps où ils parcouraient le monde ensemble. Par quel miracle pouvait-elle encore être en vie ? Est-ce qu’elle avait été ramenée tout comme lui ? Par magie ? Avait-elle trouvé quelque fontaine de jouvence, lui permettant de rester jeune pour l’éternité quitte à y échanger ses souvenirs passés ? Tout le monde connaissant des contes narrant des aventures de ce genre. Mais plus il la fixe, plus quelque chose lui semble louche. Elle était le portrait craché de Lyulia, oui. De sa Chouette. Telle qu’il l’avait rencontrée la première fois. Plus jeune, et sans cette cicatrice qui plus tard lui barrerait l’œil, récoltée lors d’une bataille menée ensemble.

Il baisse les yeux, confus. C’était elle, c’était sûr. Et pourtant, ce ne pouvait pas être elle, selon toutes évidences. Comment était-il possible que des siècles plus tard, son clone parfait – à l’exception d’un petit détail dans le regard peut-être, qui l’avait fait repousser cette idée jusque là – puisse se tenir devant lui, comme si le monde avait décidé de les faire se retrouver face à face à nouveau.

- Non, ça ne peut pas être toi...

Marmonne-t-il encore, comme si sa raison était sur le point de vaciller. Il n’ose plus relever les yeux, garde son regard pointé sur la table. Assez pour voir que la serveuse revient, pose les verres et bouteille entre eux, et s’inquiète d’un simple « tout va bien ici ? ». Lui ne cherche pas à répondre à la question et attrapant la liqueur commandée porte le goulot à ses lèvres pour boire goulûment quelques gorgées.

Il ne répond pas directement à ses questions et elle le regarde luttant contre sa propre incompréhension. Il n’a pas l’air d’y voir tellement plus clair qu’elle vis à vis de ce qu’il se passe. Ses phrases sont complètement à côté de la plaque, ou alors il y a un sens derrière qu’elle ne saisit pas. Mettons cela sur son manque d’érudition pour le moment.

- Hein, quoi ? Lyu… Non. Effectivement non. Re-cca, je m’appelle Recca. Je ne suis pas « elle ».

Il a baissé les yeux, lui donnant l’impression à présent de parler dans le vide. La rouquine n’a pas manqué de remarquer ces larmes au coin de ses yeux et en est complètement prise au dépourvu. Rapidement, elle essaie d’assembler les pièces du puzzle, mais plus elles s’emboîtent et plus elle en a le tournis. De toute évidence, il l’a prise pour une autre. Bon des sosies ça existe hein. Y en a même qui gagnent leur vie comme ça. Jusqu’à quel point se ressemblent elles pour que ça le touche à se point ? Et qui est ce pour lui ?

- Putain, me dis pas que « elle » c’est… « elle » ?! Et merde. Quel cauchemars. La poisse sérieux ! Je suis désolée, vraiment…

Son verre à elle est bu d’une traite. C’est sa façon de gérer l’angoisse que cette histoire lui provoque. Et elle se sent mal. Pas au point de s’en plaindre parce qu’elle imagine combien ça doit être mille fois pire pour lui. Il n’a pas vu de fantôme, mais presque en un sens. Elle prend une grande inspiration. Son cerveau tourne à toute vitesse. A moins que ce ne soit le bar ? Ou les deux ? Elle fait signe à sa pote de lui rapporter des verres. Nul besoin de formuler la commande, à sa tête, elle comprend tout de suite ce qui est attendu. Une belle rangée de remontants plus plus plus s’aligne entre elle et lui.

- Sers-toi si tu veux.

Elle laisse passer quelques secondes avant de poser la question qui lui trotte dans la tête.

- On se ressemble tant que ça ? Si tu pouvais peut-être… Te concentrer sur nos différences, ça pourrait aider… Enfin… J’devrais pas dire ça, j’veux pas remuer le couteau dans la plaie. J’aimerai juste… T’aider…

Un sosie, ce n’est jamais parfait n’est ce pas ? Et il paraît que lorsque l’on se focalise sur les différences, au bout d’un moment on ne voit plus que cela. Sa main effleure son masque, tentée de le remettre, tentée de partir loin. Pas pour fuir, elle n’est pas couarde, mais pour lui foutre la paix, parce que c’est sa présence qui lui fait de la peine et que ça lui brise le coeur de le voir dans cet état par sa faute. Mais elle ne peut pas s’en aller, trop inquiète de ce qu’il pourrait faire sans personne pour le surveiller. Elle s’enquille un shot, puis pose sa tempe contre le dos de sa main, tenant encore le mini verre vide. La chaleur du premier verre a déjà commencé à faire effet. Elle grimace. Avant, elle tenait mieux l’alcool. Une abstinence forcée de trois ans ça ruine la résistance visiblement. Ses yeux d’ambres se sont fixés sur le bois de la table, n’osant plus le regarder à son tour. Que faire ?

Elle rectifie son nom. Inutile, bien sûr. Il sait déjà. Une part de lui sait, indubitablement. Puis elle comprend à son tour, et il n’ose toujours pas la regarder. La situation est hautement inconfortable. Plus qu’un sosie, assurément. Au point qu’il ne peut en être que profondément troublé, toutes les cellules de son cerveau concentrées sur ce mystère. Il boit encore, directement à la bouteille. Le feu de l’alcool, lui est tangible. Présent, et coutumier. Rassurant en ce sens, comme si cela l’ancrait de nouveau à la réalité, à sa réalité où des liqueurs similaires avaient pu être trouvées. Orias souffle, tandis qu’elle lui pose ses questions. Et enfin il relève ses yeux vers elle, comme pour l’inspecter à nouveau afin de pouvoir lui répondre.

- Honnêtement… il ne conviendrait pas de parler de ressemblance, très chère. Partout où se porte mon regard, je ne vois qu’elle, à l’exception que vous êtes plus jeune qu’elle ne l’était lors de notre dernière rencontre. Mais assurément, vous êtes celle qu’elle était avant que la rigueur du monde ne la marque inévitablement.

Peu à peu le choc s’estompe. Ou l’alcool fait son effet. Un peu des deux sans doute, mais il se calme, même si son cœur se froisse, s’écrase, s’enserre à chaque fois que son regard vient se fixer sur un point de ce visage et qu’il la reconnaît comme son exacte copie.

- Je pense… je pense que c’est pour cela, que son étoile brille toujours pour moi. D’une certaine manière, un peu d’elle est toujours ici. Oh, rassurez-vous, je ne vais pas tenter d’exorciser son deuil en vous accablant de sentiments dont vous ne sauriez que faire. Vous êtes vous-même, et vous n’y pouvez rien. Toutefois mon cœur a désormais la certitude que vous êtes la réincarnation de son âme immortelle. D’autres vies sans doute la sépare de vous, et d’autres suivront sans doute ensuite. C’est à la fois terrible et… rassurant.

Il ne sait que dire de plus pour l’instant. Comment enchaîner sur pareil sujet ? Difficile d’aborder le temps qu’il a fait ou le stress du travail dans un instant comme celui-ci, qui balayait toutes les banalités du champ des possibles. Alors… il boit à nouveau, plus lentement. Plus dignement aussi, en acceptant désormais de verser tout d’abord un peu d’alcool dans un verre avant de le porter à ses lèvres.

- Je suis désolé d’avoir créé un tel moment. J’aurais dû… serrer les dents, ou que sais-je...

Pire qu’un sosie, une réincarnation. Et il a fallu que ce soit elle, que leurs chemins se croisent, qu’elle s’entiche de lui contre son gré, que… Trop de coïncidences pour juste ce petit bout de jeune femme. A se demander si le destin fatalement ne cherche pas à l’enfoncer davantage dans cette vie là. Qu’a-t-elle pu faire dans les autres pour que son karma soit si mauvais ? Elle oscille entre rage, tristesse et désespoir. Ce n’est qu’à ses derniers mots qu’elle sort de sa torpeur, comme résignée. Un soupire s’échappe.

- Serrer les dents ? Allons. Je préfère savoir maintenant, crever l’abcès comme on dit, plutôt que de sentir un malaise entre nous sans le comprendre. J’dis pas qu’il n’en y a plus mais au moins je sais pourquoi.

Elle attrape un nouveau mini-verre et se l’enfile cul sec. Si lui a réussi à lever les yeux vers elle, ce n’est pas réciproque. La rouquine craint trop de voir ses émotions déborder si elle le regarde. L’alcool aide mais pas suffisamment. A nouveau elle soupire.

- Donc, je résume, nos âmes sont sœur en quelque sorte, mais votre version de moi a été purifiée et moi je ne connaîtrais jamais la version de vous qui aurait pu m’être destinée. Génial.

Sarcastique, elle ne sait pas comment réagir autrement. En outre, comme lui, elle emploie désormais la seconde personne du pluriel pour lui parler. Cette distance qu’il a mise entre eux, cette barrière qui s’est dressée avant même qu’elle ne la voie venir, elle ne se sent pas la force d’y remédier ce soir. Et quand elle pense aux jours suivants, ça lui semble fortement compromis également. Finalement si elle réfléchit bien, est ce vraiment les hommes qu’elle déteste ? Ne serait-ce pas simplement sa vie ? A la question « citez-moi au moins une chose de bien », elle se rassure, tourne la tête vers la sortie. Sa moto. La sensation de liberté qu’elle ressens lorsqu’elle la conduit. Se concentrer sur la route et ne plus penser à rien d’autre, voilà ce qu’elle aime et ce dont elle aurait besoin là tout de suite. Mais à part cela ? Pour en revenir aux hommes, elle s’est fixée sur eux parce qu’à chaque fois c’est à cause de l’un d’eux que les choses ont mal tourné.

- Bref. Ne soyez pas désolé. Ce n’est la faute de personne. C’est comme ça. Maintenant… Maintenant on va devoir faire avec. J’imagine que ça vous arrangerait de me voir le moins possible. Je vous enverrai un mail, pour les détails de ce dont je voulais vous parler à la base. Vous allez être tranquille, je m’en vais. Loin. Là-bas, vous savez où… Donc, vous ne m’aurez plus dans les pattes.

L’avantage d’avoir été enfermée durant trois ans, c’est que l’on apprend à relativiser rapidement sur les épreuves que la vie nous envoie. La rage est partie, emportée par un énième shot, et il ne reste qu’un air de dépit sur son visage. Enfin elle lève les yeux vers lui comme si elle le voyait pour la dernière fois. Qui sait ce qui l’attendra dans l’autre monde, ce qui lui arrivera, quand elle reviendra, si elle revient… Pour l’heure, peut-être qu’il serait préférable qu’elle s’en aille, non ?

Orias la laisse libre de son interprétation. Il n’avait pas parlé d’âme sœur, et se demandait ce que cela voulait dire la concernant si elle en venait aussi rapidement à cette conclusion. Était-ce quelque chose qu’elle recherchait ? Quelque chose en quoi elle croyait ? En tout cas elle lui avait emboîté le pas en le vouvoyant à son tour. Il ne le remarqua pas réellement. Le balafré avait fut un temps eu tendance à vouvoyer quiconque croisait-il, jusqu’à ce qu’on lui exprime clairement la volonté qu’il adopte le « tu ». La Chouette s’était plu à le laisser poursuivre ainsi un très long moment. Sans doute ce pourquoi lui-même en était revenu au vous. Plus respectueux aussi, empruntant beaucoup moins l’aspect protocolaire qu’il pouvait avoir de ces jours-ci. Il avait connu une époque où bourgeoisie se vouvoyait même entre mari et femme, enfants et parents. Forcément cela n’avait pas la même signification à ses yeux.

- Je ne pense pas qu’il faille… chercher à provoquer quoi que ce soit. Que ce soit distance ou rapprochement. Vous êtes vous, et elle était elle. Vous et moi ne nous connaissons pas. Même si mon trouble est certain, vous n’avez aucune vocation à jouer son rôle ou à chercher à aller à son opposé. Alors restez bien assise, et parlez-moi. Le travail pourra aisément nous changer les idées...

En vérité… il n’avait pas envie d’en être séparé, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, il ne savait pas trop comment rentrer tout seul. Bon, ce n’était pas la cause principale, loin de là, mais on ne pouvait pas considérer que ça n’existait pas du tout, voilà tout. Ensuite, cela lui déchirait le cœur à l’idée de la laisser s’éloigner déjà, alors qu’il venait à peine de la retrouver. Cette pensée allait dramatiquement à l’encontre de ce qu’il venait de dire, mais après tout il était capable de lui afficher à nouveau son large sourire mâtiné d’optimisme, astromancien pouvant apparemment rimer avec comédien. Et pour finir, s’ils étaient amenés à travailler ensemble, il était risible de préserver une distance factice. De se poser des encombres invisibles, alors que s’ils étaient là, c’était bien parce qu’ils partageaient les mêmes buts !

- Cela n’a rien à voir mais, je voulais vous demander… hum… non, laissez tomber, ce ne serait pas opportun dans pareille situation… Faites comme si je n’avais rien dit, vraiment !

Une part de lui ne pouvait s’en empêcher : qu’elle était sa date de naissance ? Son signe, son étoile ? Vraiment indélicat à demander dans pareille situation, il faudrait vraiment qu’il apprenne à se comporter mieux en société...

Il a l’air si calme, si posé alors que pour sa part, elle a l’impression de s’être pris une tempête en pleine figure. Il arrive même à sourire. Peut-être devrait-elle prendre davantage exemple sur lui. Il doit avoir plus d’expérience qu’elle pour gérer ce genre de situation. Elle croyait bien faire en proposant de s’éloigner et contre toute attente, il lui demande de rester. Un peu étonnée sur le coup, elle ne bouge pas. Parler travail, oui ça, elle peut même si au fond elle a déjà tout résumé en quelques mots. Il a bien droit aux détails et aux explications.

Mais alors qu’elle se prépare à répondre, sa demande avortée lui fait hausser un sourcil. La rouquine esquisse alors un léger sourire en coin un peu amer.

- Pas opportun ? Je crois qu’après ça plus rien ne me choquerait. Je n’ai rien à vous cacher. Pas à vous.

Ses yeux d’ambre se posent sur son masque. Avec sa nouvelle position, il ne lui est plus d’aucune utilité, mais il a quelque chose de rassurant et les habitudes sont difficiles à abandonner.

- Vous avez raison, nous ne nous connaissons pas et… Sans vouloir provoquer quoi que ce soit, si quelques questions peuvent permettre de combler ces lacunes...

Coude sur la table menton posé sur le dos de sa main, elle cherche ses mots. C’est comme si elle avait du mal à réfléchir. La situation mêlée à l’alcool n’y est pas étrangère certainement. Mais surtout, elle n’a pas envie d’être maladroite dans ses propos. S’il lui permet d’être elle-même sans avoir à se cacher, elle aimerait bien que ça ne se dégrade pas et saisir l’opportunité de travailler dans les meilleures conditions.

- La situation me met mal à l’aise, mais je crois que l’on gagnerait à mieux se connaître. Peut-être. Quand vous voudrez. Bref, ne retenez pas vos questions. Au pire, si c’est déplacé, j’vous colle une baffe et on n’en parle plus !

Son sourire s’agrandit, plus franc, plus naturel et plus sincère aussi. C’est lui de par son calme apparent qui parvient à l’apaiser peu à peu par effet miroir. Une chose est certaine, elle n’a pas envie de partir, de s’éloigner de lui. Pas maintenant, c’est trop tôt, elle aimerait profiter de sa présence encore un peu et davantage maintenant que la tension en elle retombe. Parler travail donc…

- Concernant la raison première de notre entrevue, et bien euh...

À vrai dire, elle avait prétexté devoir lui parler travail juste pour avoir le plaisir de passer un moment avec lui alors là, ça la foutait mal de dire « c’est pour votre belle gueule ». Et c’est vrai qu’il est canon. Même là qu’elle l’a tout près d’elle, elle ne peut pas rester indifférente. En un sens, elle comprend pourquoi son âme a pu l’aimer dans une autre vie. Y a toutefois le projet qu’elle peut aborder, mais quand même c’est pas si folichon. « Juste pour ça » elle n’aurait pas eu besoin de déranger le King en personne quoi…

- Je vous disais donc que j’allais partir. Dans l’autre monde. Je mène une petite expédition avec des scientifiques pour étudier un phénomène dangereux sur place. J’sais pas si vous en avez entendu parler. Mon prédécesseur est mort en s’approchant de trop près. Et comme j’ai peur que ça créé d’autres dégâts, voire que ça engloutisse nos installations, j’aimerai que les petits génies se penchent là-dessus pour évaluer les risques. J’sais pas si je suis très claire...

Et lui dans tout cela ?

- Je ne sais pas combien de temps cela va durer, mais je doute qu’ils aient déjà tout ce qu’il faut pour nous sur place, c’est pourquoi j’aurai besoin de l’une de vos petites mains pour… Enfin pas les vôtres personnellement hein, j’veux dire, elles sont très jolies, mais j’pensais plus à l’un de vos agents en fait.

Ça, c’est ce qui lui arrive quand elle boit un peu trop. Ses filtres s’envolent les uns après les autres et elle dit tout ce qui lui passe par la tête, plus ou moins. En-tout-cas, cela devient difficile de l’arrêter de parler. Et en attendant, ses joues sont devenues cramoisies et pas qu’à cause de l’alcool.

- Pour gérer les stocks, la nourriture, enfin ce genre de choses. Comme c’est un projet imprévu, fallait qu’vous soyez au courant.

Bon alors, elle ne s’en sort pas si mal que ça finalement ?

Le travail donc. Habituellement lorsque l’on prenait un verre, c’était spécifiquement pour s’en changer les idées, non ? De tous temps les choses fonctionnaient ainsi, et il ne devait pas en être différent en cette époque. Pourtant ils n’avaient sans doute rien de mieux, là, tout de suite. Sinon il ne demeurerait qu’eux, et ce secret qui semblait vouloir les unir. Soit une source de gêne et de silences, et de réflexions qui en provoqueraient encore plus, tant l’un que l’autre. Alors, il n’hésite pas ça et là à reprendre une gorgée de liqueur. Orias n’aurait aucun remord à se mettre une mine ce soir, même si ce n’était pas la situation dans laquelle on rêvait de se présenter lors d’une première rencontre. Heureusement le rouquin encaissait fort bien et il faudrait un moment avant que cela ne devienne tout aussi gênant que le silence.

- Eh bien… disons qu’il n’est pas de mes coutumes de chercher à provoquer l’ire féminine, aussi s’il est possible de préserver mes joues de vos mains je ne m’en porterais pas plus mal… à moins que ce ne soit accompagné d’un sourire ou d’un doux soupir, auquel cas je pourrais fort bien m’y perdre et… hum, le travail, oui, bon...

C’était le souci à être trop habitué à laisser le flot de ses pensées guider ses conversations. Il avait tout de même un filtre, une retenue minimale bien sûr, il demeurait quelqu’un de civilisé. Mais cela pouvait évidemment glisser à tout moment, surtout face à une vue si charmante, possédant déjà complètement son cœur qui plus est si tant est qu’il se laissait à oublier qui elle était réellement. Pensif, il fait glisser les doigts d’une main sur les trois cicatrices qui lui barrent l’œil gauche, presque d’un bout du sourcil à l’autre, comme si les creux qu’il trouvait sur sa peau pouvaient le ramener à une autre réalité.

- Oui, je vois bien de quoi vous parlez. Il serait opportun d’éviter de reproduire les erreurs de votre prédécesseur tout de même. J’imagine que vous n’escomptez pas vous en approcher vous-même ? Si vous avez besoin de miennes mains, je vous en accorde deux. Jolies, je l’ignore, mais celles-ci ou d’autres sont à vous. Même s’il est sans doute préférable que je ne passe pas la frontière. Dans tous les cas, faites attention à vous…

Pas de « promettez-le moi » qui serait de bien mauvais ton. Ce côté dramatique ne lui convenait pas vraiment, et puis il y avait déjà eu des promesses intenables entre eux… enfin, pas tout à fait eux. « À la fin, nous nous sommes mentis... ». Il n’oubliait pas.

- Si… si vous deviez vous présenter comme si vous parliez d’une autre personne, que diriez-vous de Recca ?

La question peut paraître étrange, empruntant un angle peu commun. À cela aussi il fallait s’habituer si on le côtoyait, l’Astromancien ne cherchant jamais vraiment à faire les choses comme tout le monde...

Trop d’imagination, beaucoup trop comme elle visualise parfaitement la scène à mesure qu’il la décrit. Et le pire, c’est qu’elle en aurait envie, que cela ne lui déplairait pas. Mais ce serait trop bizarre avant même de parler de juste « trop tôt ». D’ailleurs, est ce qu’un jour, ils pourront passer outre cette situation étrange qui les lie d’une façon à la fois poétique et tragique. La rouquine l’espère. Heureusement, la discussion sur le travail aide un peu à s’extirper de la gêne qui s’était installée entre eux. Elle opine doucement à sa réponse.

- Je ne compte pas mourir bêtement rassurez-vous. C’est un endroit déjà assez dangereux pour que je n’aille pas prendre plus de risques que nécessaire. Si jamais nous avons des soucis, nous préviendrons aussitôt votre équipe et les… Blessés… Vous seront envoyés le plus rapidement possible. Ainsi vos mains, ou d’autres, pourront en prendre soin.

Elle inspire profondément. La notion de prendre soin est parfois un peu abstraite dans son esprit. Si elle n’hésite pas à protéger les siens parce que c’est dans sa nature, l’inverse ne lui est pas familier. C’est triste, mais elle vit ainsi depuis si longtemps, presque toujours, qu’elle ne se rend pas compte à quel point ce n’est pas normal et que ça lui manque.

À la question suivante, elle hausse un sourcil, relève un peu le visage vers le haut et avec la main placée sur son menton comme pour s’aider à réfléchir, elle prend un air pensif. Bonne question. Elle sait à peu près ce qu’elle dirait si elle n’était pas Recca, si elle prenait le point de vue d’un autre, mais le sien propre… C’est différent.

- Hum… À n’importe qui je dirais : faites attention. Elle a une dent contre les hommes, surtout ceux qui l’approchent de trop près. Elle a eu de bien trop mauvaises expériences dans sa vie. Mais ! Vous n’êtes pas n’importe qui. Vous m’avez l’air… Bienveillant et... elle vous apprécie donc je suppose que ça devrait bien se passer. Je vous mets en garde quand même. Si vous lui faites du mal, la blessez de toute manière que ce soit, elle vous fera payer, vous rendra la monnaie de votre pièce et vous réduira en poussière.

Elle nuance ses propos par un sourire en coin et un ton léger. Pas sûr qu’elle cherche vraiment à se venger. La dernière fois, cela lui a fait perdre trois années de sa vie alors est ce que cela en vaut vraiment le coup ? Plus tellement au final. Il sera préférable de passer outre et de tourner la page aussi vite que possible.

- Sinon que dire ? C’est une bonne personne. Son rôle de protectrice lui va comme un gant contrairement à ce qu’elle aurait pu penser au début. Plutôt solitaire d’ordinaire, surtout par le passé. Au moins, cela lui permettait de ne pas risquer la vie d’autrui. Elle reconnaît quand même maintenant que l’union peut faire la force comme on dit. Peut-être trop gentille, trop serviable. Mais elle sait en imposer quand il faut ! Elle est du genre passionné, elle aime se sentir libre… Ce qui n’arrive pas très souvent à vrai dire. Que n’ai-je pas déjà dit ? Je ne sais plus… Elle est arrivée dans l’organisation il y a peu, à peine quelques mois, mais elle connaissait déjà certaines personnes avant de venir. Elle faisait partie du groupe de celui qu’on appelle « le Fou » et elle craint que ses anciens camarades ne lui en veuille de ne les avoir pas suivis lors de la fusion. D’où le masque… Maintenant, avec sa promotion, peut-être que ce n’est plus utile, peut-être qu’elle devrait juste s’en foutre et leur coller une raclée s’ils sont pas contents ! Et… Je crois que c’est déjà pas mal pour une simple présentation non ? Mais si vous voulez que je développe certains points, je peux ! Et vous alors monsieur le couturier ! Que diriez-vous d’Orias ?

Depuis quelque temps maintenant elle ne touche plus à l’alcool. Pas qu’elle n’aimerait pas boire, mais il vaut mieux qu’elle ait les idées claires lorsqu’il faudra qu’elle les ramène tous deux à l’Arcānum.

Il hausse un sourcil à l’écouter, commençant à craindre qu’ils jouent au même jeu dangereux. « Craindre » ? Sans doute pas le meilleur terme, bien qu’Orias comprenait ce que cela aurait d’étrange. Mais pas contre-nature pour autant, si elle était réellement cette étoile qui brillait toujours pour lui. Trop tôt pour dire où tout cela pourrait les mener effectivement, mais depuis son retour à la vie il n’avait pas eu trop d’occasion de laisser son cœur se panser, perpétuellement blessé par l’absence de celle qui avait compté plus que sa propre vie. Même s’il savait qu’elle n’était pas la même personne, il y avait forcément une partie de lui pour espérer. Pour imaginer, pour rêver. Ce serait aisé de repousser ces envies si elle le repoussait tout de go. Mais si elle commençait à se prendre au jeu, alors…

Il se laisse à se perdre un peu, à ne plus y penser. Ne pas resté fixé sur ce qui devrait ou ne devrait pas arriver. Sa question semble la perdre un bref instant, mais finalement l’inspire s’il doit en croire la longue réponse qu’elle lui fait. Il ne l’interrompt pas, réagi ça et là de simples expressions du visage. Quelques sourires, des hochements de tête, les deux à la fois souvent. Un petit rire qui s’échappe même malgré lui lorsqu’elle évoque la possibilité de le réduire en poussière, ce qu’il ne peut s’empêcher de trouver d’une ironie délicieuse. Bon, en vrai cela ne devrait pas l’amuser. Réduire des gens en poussière, ce n’est pas vraiment drôle. Avec son passif ça pouvait faire un peu psychopathe. Certes c’est particulièrement l’ironie qui l’amuse et non le fait. C’est sur un tout autre point qu’il réagit finalement lorsque l’occasion lui en est donnée.

- La liberté… vous devriez plus souvent vous en donner la sensation. Effectivement dans notre… corps de métier… nous sommes un peu limités. L’on a toujours besoin de nous, pas vrai ? Mais vous devriez vous l’accorder là où vous le pouvez. Ôtez ce masque. Envoyez paître ceux qui pourraient vouloir vous reprocher quoi que ce soit. Et si vraiment l’on vous souhaite des problèmes, c’est moi qui pourrait fort bien leur rendre leur monnaie de leur pièce et les réduire en poussière. Je serais bien mieux placé que vous pour cela, croyez-moi !

S’amuse-t-il. Si elle avait eu connaissance de son pouvoir il s’en serait presque dit qu’elle l’avait fait exprès. Mais qu’importe, une question lui a été posée et lui donne l’occasion de changer de sujet, même si cela n’en est là pas un dont il raffole.

- Orias ? Oh, pas grand-chose, ce n’est pas quelqu’un de très intéressant en toute honnêteté. Un gibier de portance si vous voulez mon avis ! Et nombreux auraient été ceux ravis d’appliquer la sentence. C’est ce qui arrive j’imagine quand on aime un peu trop les cartes, l’argent des autres et boire à l’œil. Voir souvent les trois à la fois. Santé !

Tape son verre sur la table avant de le vider cul sec. La soirée ne faisait que commencer. Il dirait peut-être qu’il n’était au final qu’un couturier tout à fait passable, et encore apprenti qui plus est. Aurait bien quelques anecdotes de ci de là à raconter – il en avait toujours un lot plus ou moins conséquent suivant l’inspiration. Le tout dépendant également de la quantité de liqueur qu’il pourrait encaisser...