La mélopée du commencement

Mes prunelles améthystes contemplent un instant l’homme aux longs cheveux noirs qui, assit à un bureau, étudie silencieusement. Cela fait des heures qu’il est là. Mon sourire demeure sur mes lèvres alors que je m’avance d’un pas tranquille jusqu’à lui, mes mains tenant délicatement le plateau de bois sur lequel repose deux récipients et une assiette de biscuits. « Bonjour ! » M’arrêtant face à lui, mon sourire se fait plus franc avant qu’il ne se fane quelque peu lorsque je m'aperçois que l’allocution n’est plus la bonne. La nuit a levé son voile depuis plusieurs heures à présent, aussi je viens me corriger moi même, avant qu’il n’ait besoin de le faire. « Enfin, Bonsoir plutôt. Je crois que j’ai perdu la notion du temps. » Cela ne m’étonnerait pas si il l’avait perdu également.

Après tout, il étudie depuis un long moment.

Du doigts, je pointe la porte laissée ouverte de la salle d’étude dans laquelle nous nous trouvons dès lors, seuls. Un lieu de calme pour les membres de la quatrième division qui demeure dans une aile de l’hôpital central. Un endroit qui permet à tout à chacun de travailler ou de compulser divers livres à disposition. Ici, les livres de médecines ne manquaient pas, même si il n’y avait pas tous les livres dont la bibliothèque pouvaient receler, on pouvait sans soucis s’installer ici avec un de ces derniers.

« Lorsque je suis passée tout à l’heure, tu étais seul, alors je me suis dit que j’allais te rapporter de quoi te désaltérer et te réchauffer un peu. J’en ai aussi profité pour prendre quelques biscuits. » Potentiellement plus pour moi que pour lui, ignorant si ce dernier a faim - ce qui est bien mon cas. L’utilisation du kaido n’est pas avare en énergie et la nourriture est un bien précieux, dont je refuse de me priver. Je dépose mon plateau bien rempli sur un morceau de table disponible, avisant la chaise face à lui.

Bon. Je m’impose un peu, et sans vraiment demander la permission, je viens prendre place face à lui, lui tendant une des deux tasses. Une odeur de mélisse, de lavande et de tilleul s’en dégage, pour ceux étant apte à reconnaître ces fragrances apaisantes. « Je me suis dit qu’une pause ne serait pas un mal. » Une pause après mon service que je ne rechigne pas de prendre aussi. Mon regard se pose sur les pages d’un manuel que je connaîs bien - chaque membre de la division a dû le feuilleter au moins une fois celui-là. Il faut bien commencé quelque part lorsqu'on arrive, et contrairement aux Kidō, il y a bien des bases à assimiler avant de pouvoir se lancer. En vérité, ce n'est pas si différent du Kidō dans le principe, bien qu'un peu plus compliqué. Doucement, je viens porter ma tasse à mes lèvres, soufflant doucement dessus avant d’en boire une gorgée. « Tu t’en sors ? »

Les livres ont toujours été une bonne échappatoire pour distraire les pensées. Surtout les plus sombres. Cela dit, je ne peux pas prétendre que mes lectures soient pour le divertissement, et elles m’obligent encore plus à me concentrer sur leur contenu si je veux avancer. Les choses ont beaucoup changé ces derniers mois, peut-être un peu trop vite pour que j’en ai pleinement conscience. Quand je regarde en arrière, je ne suis pas certain de pouvoir placer dans mes souvenirs ce qui est arrivé. Pas exactement en tout cas. J’ai encore mal à quelques endroits, des bandages recouvrent toujours des parties de mon corps que j’ai parfois blessé, et si je m’y penche plus précisément, il y a toujours une colère étouffante au fond de mon cœur. Pourtant, le chagrin qui m’avait écrasé ces derniers mois, s’il n’a pas disparu, s’est fait plus léger grâce à un nouveau but qu’on a placé sous mes yeux aveugles. Pour l’atteindre, pour me calmer, je sais que j’ai besoin de tout ça, de ces livres et ces nouvelles études où j’ai plongé tête la première. Et je dois dire que ça fait du bien.

Même si après des heures et des heures à ne pas quitter du regard ces pages noircies de nouvelles informations, je distingue un mal de crâne sous-jacent. Il faut l’interruption d’un nouveau collègue (un ami ? Un protecteur ? Un mentor peut-être ?) pour m’en rendre compte. J’ai un sursaut, quand sa voix me parvient aux oreilles, relevant prestement les yeux vers Hirō qui se tient avec un plateau et un sourire lumineux, quoique légèrement fané par la suite pour une raison que je ne comprend pas. Puis alors, d’un regard étonné vers la fenêtre, je constate comme lui que le soir est tombé. Ah.

“Bonsoir.” Malgré la surprise et la sortie express de mes études, je lui rends ce sourire, peut-être reconnaissant de cette pause qu’il m’offre avec sa venue. Je sais que s’il n’avait pas été là, je ne me serais sûrement pas arrêté. Avisant son plateau, je décale une pile de livres que je déplace tranquillement vers le bas de la table, et je n’ai même pas besoin de l’inviter pour qu’il se joigne à moi à celle-ci. “C’est gentil de ta part ! Je n’ai pas vu le temps passer je t’avoue, et à ce rythme, j’aurai passé la nuit ici.” Je ris un peu, même si ce n’est pas tant une blague qu’une vérité un peu triste. J’ai encore beaucoup de mal à dormir. Mais ça, il le sait pertinemment, et mon visage aux cernes un peu creusées ne le cache pas. Pourtant, je ne lâche pas mon sourire tranquille et sincère, car je suis content de cette compagnie.

Tasse à la main, je n'attends pas pour en prendre une gorgée et savourer le goût sur ma langue, un délice après ces heures à ne dévorer que des mots et des concepts. Je vois Hirō poser un œil sur ma lecture actuelle, un manuel de base qui a déjà vu de nombreuses mains, à en juger par les pages écorchées et la couverture un peu éraflée. “Sur le principe oui, j’avais de bonnes bases en Kidō et le fonctionnement de Kaido n’est pas non plus complètement différent. Mais par contre, la médecine en elle-même est un sujet tout nouveau, et ça fait beaucoup de chose à retenir.” J’ai un soupir, mais il s’accompagne d’un léger souffle du nez presque amusé. Amusé de moi même, mais sans amertume : “Je n’imaginais pas que c’était aussi important ! On pourrait croire que tout doit se soigner à coup de Kaido, mais non.” Maintenant, après ne serait-ce que des lectures de base, je comprends que cette discipline est bien plus fatigante qu’elle n’en a l’air, et que nombres de blessures ne nécessitent pas toujours que le Kaido.

Mon sourire demeure sur mes lèvres, tranquille, avenant. Une expression usuelle sur mon visage que la plupart me connaissent. Mes prunelles le détaille un instant de plus alors que mes lèvres viennent goûter le breuvage que j’ai moi même préparé. Des ombres creusent ses traits, quand bien même son sourire se fait sincère sur ses lèvres. Je ne les connais que bien, ces ombres. Elles hantent trop de visage. Trop de vie. Une vérité amère dissimulée derrière un simple rire. « J’ai bien fait de venir te sauver de ce terrible destin alors ! » Mes paroles sont légères, mon ton l’est tout autant, se voulant amusé alors que je viens récupérer un des biscuits que j’ai apporté pour le grignoter, l’invitant à faire de même. Mes lippes sont toujours ourlées dans ce sourire doux bien que davantage taquin qu’il ne l’était auparavant. Il n’est ni le premier, ni le dernier à se retrouver dans pareille situation, et il n’est pas dans ma volonté de dramatiser ce qui l’est déjà suffisamment.

Mon sourire se renforce à ses mots. Nombreux sont ceux qui croient que rejoindre la quatrième permet uniquement d’apprendre le kaido, en oubliant que la médecine est une science à part entière que chaque soignant se doit de connaître. J’étais à sa place, des années auparavant alors je ne comprends que trop bien ce sentiment. Un rire léger, amusé et non moqueur vient ponctuer sa phrase. « On est nombreux à être passé par là, si ça peut te rassurer. Mais je comprends très bien ton ressenti. La médecine est un très vaste sujet mais ça vient petit à petit à force de travail et d’un rien de détermination. » Nul doute que nombre de shinigami arrivant ici devaient rapidement déchanter en se rendant compte qu’ils allaient devoir, encore une fois, passer de nombreuses années à étudier avant de pouvoir réellement gérer seuls des patients. En sortie d'académie, cela pouvait assurément décourager.

Enfin, Kanō n’est pas vraiment une jeune pousse tout juste sortie des bancs de notre école de shinigami. « Le kaido n’est qu’un seul de nombreux outils, même si il est le plus connu. Mais c’est une très bonne chose d’avoir des facilités d’apprentissage à ce niveau, ça te laissera plus de temps pour apprendre le reste. » Et il en aura besoin ! Mais je n’ai pas l’impression qu’il soit le genre d’homme à fuir la difficulté. Pas celle ci en tout cas. « N’hésites pas si tu as des questions, ou si tu as besoin d’aide sur certaines choses, je serai ravi de t’aider. »

Ah… tout cela me renvoie bien des années en arrière encore une fois. Un rien de nostalgie qui vient se glisser dans ma conscience, laissant mes prunelles se perdre un instant dans cet ailleurs qui n’est plus.

“Assurément !”

D’un même ton léger, je réponds à mon compagnon de l’instant tout en menant la tasse de thé chaude à mes lèvres. C’est doux et aide à détendre mon esprit quelque peu alourdi de concepts et idées qui me sont toutes nouvelles et encore difficiles à appréhender. C’est une douce brume qui s’élève, éloignant un mal de crâne qui cherchait à s’installer et me à me déconcentrer sans pitié. Puis, au-delà du goût sucré sur ma langue, c’est aussi une délice d’avoir un peu de compagnie en cette heure tardive. Bien qu’en réalité, j’ignore à quel moment de la soirée nous sommes et je crains un instant de m’être réellement égaré trop longtemps dans mes études. Une part de moi, je crois, supplie pour un peu de repos même si je peine à le trouver. C’est peut être un bon soir pour poser les livres et juste décompresser. Alors je me détends un peu, m’appuyant plus sur le dossier de la chaise tandis qu’Hirō me rassure sur mes difficultés actuelles. Pas que j’en fasse grand cas, car après tout, ça ne fait que quelques mois que j’ai commencé à compulser tout ça.

"Ça tombe bien que j’en ai à revendre alors. Et puis même si c’est nouveau et complexe, je trouve ça vraiment intéressant. En tout cas pour la médecine générale que j’ai pu consulter !” J’ai un petit rire à cette précision avant de continuer. “Je suis curieux de voir aussi les spécialités qu’il existe, mais je pense que j’ai largement le temps d’y venir. J’ai déjà mal au crâne pour ce soir.”

Au moins, les mots de Hirō font leur effet, non que je sois particulièrement flatté de mes bonnes capacités d’apprentissage sur le Kidō et le kaido, mais qu’il voit mon désir - et besoin - de me plonger là dedans et d’avancer aussi loin que je peux. Peut-être le plus vite possible si je m’écoutais avec trop peu de sagesse, mais je sais aussi que malheureusement, les choses ne sont pas si simples.

“J’ai hâte.” Petit rictus à nouveau, caché rapidement d’une gorgée de ma boisson. “Non ça ira, mais merci pour ton aide. Je n’hésiterais pas à venir te voir si je suis vraiment perdu, compte sur moi.” Je n’ai jamais été trop orgueilleux pour demander de l’aide ou accepter clairement mes faiblesses. Ou du moins, pas dans mes études. Les années à l’académie me semblent bien lointaines désormais, coupées de nombreuses années à naviguer entre la Soul Society et le monde des Humains. Peut-être vais-je les regretter, ces missions là bas à observer les vivants vivres et évoluer. Mais je sais aussi que tout ça n’est plus pour moi. Pas pour le moment du moins.

D’un soupir, j’éloigne ces pensées, et d’autres alors me viennent alors que j’observe Hirō. Je me demande un instant comment sera la vraie chose, une fois sorti des manuels et livres théoriques. Comment j’en viendrais à gérer à l'hôpital et le terrain, prendre véritablement les choses en main. Faire face aux vraies blessures et potentiellement à la vie des shinigamis entre mes doigts. Alors la question me vient, pensive :

"Ça doit être quelque chose non ? La première fois que tu dois traiter un patient je veux dire. Pas grand chose à voir entre la théorie et la pratique je suppose.” Comme beaucoup de choses, j’ai envie de rajouter, mais sans doute à plus forte raison avec la médecine. Tout n’est pas cas classique, chaque histoire un peu différente. "Comment était-ce, ton premier cas ?”

Mes lèvres demeurent ourlées dans un sourire doux alors que nous échangeons. Il est plaisant de partager un tel moment après une journée bien remplie, un rien éreintante - bien qu’habituelle par ici. Notre lot quotidien ou presque. Un rire léger vient ponctuer sa phrase. « En effet, tu as le temps avant de pouvoir vraiment t’y plonger ! Les bases sont les plus importantes, une fois que tu les as, le reste viendra naturellement. » Notre façon de voir change malgré nous avec l’apprentissage de la médecine. Une simple blessure trouve alors un nom, une origine et un traitement qu’il faut appliquer. Une vision qu’il aura tôt fait de comprendre et d’apprivoiser au vu de son zèle et de sa curiosité. Je préfère le voir ainsi plutôt que de le voir s’enfoncer dans des pensées plus sombres - quand bien même ne suis je pas assez naïf pour croire qu’aucune n’occupe son esprit.

Après tout, je connais ça.

Croquant dans un des biscuits que j’ai apporté, j’acquiesce simplement avec un sourire lorsqu’il indique ne pas avoir besoin d’aide pour le moment. Il sait où me trouver, et dans le pire des cas, je saurai me rappeler à lui en cas de besoin. J’aime apprendre et tout autant enseigné. Ce n’est pas pour rien que je me porte toujours volontaire pour accueillir les nouvelles recrues.

Sa question me surprend un instant avant que mon sourire ne revienne glisser sur mes lippes. « C’est très différent oui. » Même si mon cas est un peu particulier. Son premier cas. Je bois une gorgée de thé avant de lui répondre. « C’est un peu particulier dans mon cas. » Je ne compte pas faire de mystère néanmoins, je préfère rajouter ce préambule qui sera nécessaire. Après tout ,la première fois que j’avais soigné quelqu’un… je n’appartenais pas encore à la quatrième division. Mon regard se pose sur le Zanpakutō à ma hanche. « Ça dépend si tu parles de mon premier patient en tant que membre de la quatrième division ou bien si tu parles de mon tout premier patient, juste avant que je la rejoigne. Enfin, il a été mon patient malgré lui. » Un aveu que je lui fais, un rire léger accompagnant mes mots. C’était il y a longtemps à présent. Enfin, autant lui raconter le second cas qui sera bien plus parlant.

« J’appartenais à la huitième à l’époque. Un de mes compagnons a été grièvement blessé alors que nous étions sur une mission. Nous étions seuls, trop loin pour que les secours puissent arriver rapidement… J’étais terrifié. Je savais que si je ne faisais rien, mon ami allait mourir. » Et je revoyais dans ce corps ensanglanté le visage de ma fille. Une ombre vient glisser dans mes prunelles à ce souvenir, un sourire doux, un rien mélancolique couvre pourtant mes lippes quand je continue. « C’est à ce moment que j’ai entendu la voix de Fukuhana et que j’ai pu utiliser ses pouvoirs pour la première fois. Grâce à elle, la quatrième a pu prendre le relai et sauver la vie de mon ami. » C’était la première fois que j’activais mon shikaï alors ma maîtrise de ce dernier avait été instinctive mais suffisante pour lui permettre de survivre. « C’est ce jour-là que j’ai trouvé un sens à ma vie, et j’ai rejoint la quatrième division quelques jours plus tard. » Mon regard revient se poser sur lui. Un petit rire s’échappe de mes lèvres, un rien moqueur envers ma propre histoire. « C’est un peu mélodramatique dit comme ça. Mais c’est ce qui est arrivé pour moi… » Un instant, mes paupières s’éteignent. « Notre premier cas est différent pour chacun, dans mon cas, je me suis senti utile, j’ai eu le sentiment qu’enfin, je pouvais préserver quelque chose et que j’étais en vie à ce moment-là pour faire ça. Pour pouvoir sauver cette vie… et pour pouvoir en sauver d'autres après ça. »

Oui. C’est à ce moment là que j’ai accepté d’être encore en vie.