Trial Run [Ryo - Junichiro]

▬ T'es sûr que c'est une bonne idée ? que je lui gueule depuis le bâtiment d'en face.

J'suis même pas sûr qu'il m'entende avec le vent que je me prends dans la tronche. 'faut dire qu'on est au vingtième étage ou quelque chose dans ce goût-là. J'ai beau pas avoir le vertige, ça fait quand même sacrément haut. Autant dire que si je me plante, je sais déjà comment ça va finir, et ce sera pas joli à regarder.
Putain, ça sent vraiment le plan à la con. J'lui ai demandé si c'était pas préférable de commencer léger, mais il m'a dit qu'on devait se casser la gueule du nid pour apprendre à voler ou une connerie dans ce goût-là. Alors, je sais que j'ai dit que j'étais pas ravi de mon pouvoir, mais j'ai jamais dit que j'avais envie d'apprendre à jouer les oiseaux. J'suis un peu gros pour ça, et c'est pas faute de faire du sport.

Et ça caille, en plus. On est au milieu de la nuit. Ça change pas grand chose, Shinjuku ne dort jamais, mais ça limite les risques que le premier tocard venu regarde en l'air pour voir deux débiles faire les cons en haut d'un gratte-ciel et appelle les flics.
Ce serait pas la première fois que ça m'arrive, mais j'aimerais éviter de remplir ma carte de fidélité au ballon du coin parce que j'essaie de faire fonctionner mes super-pouvoirs, et je suis pas sûr que Junichiro non plus ait très envie qu'ils fassent connaissance.
Ce serait un coup à risquer de devoir payer des impôts, ce serait quand même ballot.
Rassemblant mon courage, j'écrase ma clope après l'avoir laissée tomber au sol.

▬ J'te préviens, si je crève je reviens te hanter !

Je suis pas sûr qu'il m'entende, mais tant pis, il avait qu'à apprendre à lire sur les lèvres. Je fais un premier pas en arrière et m'incline pour prendre une posture un peu plus aérodynamique.
La course à pieds, c'est pas forcément mon truc, mais j'ai toujours été plutôt doué pour le sport, à défaut d'avoir grand chose dans le crâne. Ça compense.
Avec un peu de chance, même si je me plante, je sauterai assez loin pour pas crever ; on peut toujours espérer.
Allez hop, on est partis ! Haut les cœurs et toutes ces conneries. Je vérifie une dernière fois que mes lacets sont bien faits - c'est vraiment pas le moment de me viander - et je m'élance en avant.

▬ GERONIMOOOOOOOOOO !

Arrivé au bout de ma course, j'appuie sur le rebord et je saute. Advienne que pourra.
L'espace d'un instant, j'ai l'impression que ça va passer. Que je vais réussir à arriver au bout sans rien avoir à faire et qu'on verra plus tard pour le « véritable » test. Mais ça, c'est avant que je me rende compte que je suis qu'à la moitié et que je commence déjà à retomber.
Avec le vide en dessous de moi. Plusieurs centaines de mètres.
Oh-oh.
Je gesticule pour essayer de me rattraper à quelque chose - de préférence avant de finir répandu sur le trottoir dans quelques minutes - mais il n'y a rien. Pas d'objet, de rebord de fenêtre, rien à quoi je pourrais m'agripper ; juste une chute libre qui m'emmène inexorablement vers le pavé. Ça m'empêche pas de battre des bras : ça manque un peu de plumes, mais on sait jamais que ça marcherait.
...Et c'est le cas.
J'ai à peine commencé à tomber que je sens quelque chose sous mes pieds là où il devrait ne rien à voir, comme si la pression de l'air elle-même avait décidé que j'allais pas me vautrer.
De la même manière qu'un nageur en train de s'étouffer touche enfin le fond pour rebondir, j'ai le réflexe d'appuyer dessus de toutes mes forces - oui, avec les pieds - pour remonter vers la surface.
Ça me catapulte vers le gratte-ciel qui me sert de ligne d'arrivée et m'envoie rouler aux pieds de Junichiro, qui m'y attendait. Le cœur battant, je réalise que j'ai perdu une pompe dans l'histoire, mais ça vaut toujours mieux que de faire du saut en parachute sans parachute. J'suis vivant, c'est déjà pas mal.
Je me relève d'un bond, encore shooté à l'adrénaline.

▬ La vache ! C'était ça ton truc ? Comment t'appelles ça déjà ? Bringer Light ?

▬ Ouais alors, le parkour c'est pas tellement mon truc, j'te rappelle !

J'en ai fait des trucs à la con, mais de là à sauter d'un immeuble, faut quand même pas déconner ! Et dire que c'est même pas le plus barré qu'on m'a demandé de faire depuis qu'il m'a planté avec sa putain de seringue...
En tout cas, ça commence à être clair : y'a un certain nombre de choses que je vais devoir réapprendre pour m'habituer à ma « nouvelle vie ».
Une chance que j'aie déjà l'habitude de prendre des risques. J'ose pas imaginer ce que ça donne quand on file ce genre de pouvoirs à monsieur Tout-le-monde. Je veux dire, t'imagines être banquier et te retrouver à devoir sauter de toit en toit au milieu de la nuit ? C'est pas une vie ça, c'est l'histoire de Batman !

▬ Ouais enfin, j'ferais quand même pas ça tous les jours. Ce n'est qu'en me remettant debout que je constate avec dépit la perte de ma pompe droite, tirant la tronche en découvrant ma chaussette trouée. Tant pis, 'faudra faire avec. J'imagine que ça réduit les chances que je crève en faisant une cascade à la con...

Effectivement, malgré la gamelle, j'ai pas la moindre égratignure. 'faut croire que ça endurcit, ces conneries. Ça, ou c'est juste moi qui ai la peau dure à force.
Jetant un dernier coup d'œil au vide derrière la rambarde, et à la chute qui m'attendait si j'avais raté mon coup, je sautille tant bien que mal derrière Junichiro, qui a l'air de vouloir se tirer.
J'en profite pour sortir une clope - j'en ai bien besoin après ça - et l'allume sans trop me soucier de savoir si elles sont autorisées à l'intérieur du bâtiment. J'suis à peu près sûr que je viens de battre le record du monde de saut en longueur, qu'on vienne pas m'emmerder.

▬ Euh, je suppose que ça va, pour le moment, que je lui réponds en me grattant la tête. Le type en charge est encore plus con que moi, autant dire qu'on est pas sauvés.

C'est pas de l'auto-flagellation, je sais bien que je suis pas une lumière. J'ai pas fait de grandes études, tout ça, j'ai d'autres qualités.
Mais le Ganryū, on est quand même sur du débile de compétition. Ça fait beaucoup même pour moi. J'en connais d'autres, hein, mais alors lui, pouah. Jamais vu ça.
Bon, après... Si ça permet qu'on s'entende, je suppose que j'ai pas trop à me plaindre.

Quoi qu'il en soit, mon vieux pote a l'air d'avoir déjà tout prévu pour le reste de la soirée. J'imagine que quand on a un emploi du temps comme le sien, on apprend à s'organiser - ou à avoir des gens qui le font à votre place.

▬ La suite du programme ? L'air grave, je répète sa propre formulation le plus sérieusement du monde. Tu veux dire...

Les mains au niveau du torse, je mime une poitrine opulente. Pas besoin d'en dire plus, c'est un contrat tacite entre hommes.

▬ J'dis pas non, par contre j'te préviens, c'est toi qui rince. J'ai que des pièces sur moi et je suis pas sûr qu'elles prennent la monnaie.