En dehors de la cage

Je n’avais pas pour habitude de traîner dans les quartiers communs de la Division, entre mes obligations personnelles et mon poste aux archives il faut dire que je ne devais être principalement connue que de nom pour le moment. Ce qui en soit ne me dérangeait pas le moins du monde, soyons honnêtes.

Mais comme tout shinigami d’un corps armé qui se respecte, ayant qui plus est un semblant d’autorité et de responsabilités je me dois de faire acte de présence parfois, histoire de rappeler que je n’ai pas eu ce poste par hasard.

C’est pourquoi aujourd’hui contrairement à mes habitudes de sédentaire asociale j’ai décidé de faire la tournée des missives non pas en envoyant des papillons un peu partout dans les couloirs du complexe pour que les prévenus se rendent à mon office. Non, cette fois je fais l’effort de m’y rendre en personne, les bras chargés de rouleaux et mon bentô soigneusement accroché à la ceinture dans son enveloppe de tissu.

Je prends le temps de saluer chaque destinataire, leur annoncer dans les grandes lignes ce qui leur est demandé avant de m’enquérir brièvement de l’état d’esprit environnant pour finalement repartir vers ma prochaine victime. Ce petit numéro dure quelques heures tout au plus, je n’ai à priori rien d’urgent en prévision de la suite donc j’y mets tout mon cœur.

Vient enfin, vers l’heure du déjeuner, le moment de décerner mon dernier prix. Une banale expédition en solitaire du coté du Rukongaï faisant légèrement écho aux troubles survenus plus tôt. Un moyen on ne peut plus officiel d’instaurer des tours de garde et de dissuader d’éventuels récidives en somme. J’ai pris soin de demander un descriptif de l’individu, et sa localisation approximative.

J’erre ainsi un temps dans l’espoir de tomber sur lui avant de finir sur les genoux et affamée lorsqu’une silhouette relativement fidèle se présente au loin, de dos, attablée et solitaire. Comme il s’agit de mon ultime intervention, je profiterais de l’occasion pour me sustenter et pourquoi pas faire plus ample connaissance. Les conditions semblent idéales.

- Ai-je bien affaire à Serpiente, ou Snake ? Enfin le 19e siège ? Ordre de mission, départ immédiat ! Non, je plaisante, il serait mal avisé d’envoyer nos troupes en extérieur le ventre vide n’est-ce pas ? Je peux m’installer un moment ici ?

Je lui offre un sourire poli en lui tendant le rouleau. Il doit très certainement se demander qui peut bien le déranger, surtout que je ne porte pas l’uniforme habituel des messagers mais un haori règlementaire légèrement personnalisé aux couleurs du clan. Une façon discrète de s’affirmer sans faire dans l’excès.

Je n’attends pas sa réponse et m’installe pour devenir son vis-à-vis. A défaut de me poser des questions ou d’assurer une discussion convenable, j’aurais au moins le temps de manger et de sortir un peu de cette abominable routine.

La journée avait été bonne. Du moins aussi bonne qu’elle pouvait l’être quand on évitait scrupuleusement tout effort. Car telle était la journée du Serpent. Une journée plus ou moins off. Il s’était levé avec l’impression que le monde entier avait décidé de s’écraser sur ses épaules. Cela arrivait parfois. Pas souvent, non. C’était souvent après une mission, certains appelaient ça le contre-coup, d’autres la fatigue mentale. Pour l’ancien assassin, cette fois-ci, c’était tombé sans crier gare. Las, il s’était réveillé, et il avait compris aussitôt que cela devait être une journée sans. Sans effort, sans discussions vaines, sans convocations de ses supérieurs, sans verre, même. Sans.

Il s’était douché, lentement, puis changé, tout aussi lentement. avait enfilé sa veste en cuir et attaché son sabre autour de la ceinture. Une fois dehors, il s’était allumé une sèche. Jamais à l’intérieur. C’était une règle. Il avait marché tranquillement, profitant du matin sec, en slalomant entre la populace du Rukongai. Il n’avait même pas fermé derrière lui. Déjà, il n’avait pas grand chose à garder, mais, qui plus est, peu étaient ceux qui oseraient s’attaquer à son chez-lui. Oh, tous les ans, à peu près, certains malins semblaient braver l’interdit. La réputation du gaijin était sans doute usurpée ! Elle ne l’était pas. On les retrouvait en général le lendemain dans un piteux état.

En passant sous la grande muraille blanche, il avait ralenti, se permettant d’en regarder les gardiens. Ils n’avaient pas l’air très alertes. S’il avait été un danger… Peut-être qu’il ne serait pas arrivé jusqu’ici, après tout. Qui était-il pour juger du bon ou mauvais travail du reste de ses collaborateurs ? Il avait rejoint la salle commune, pendant un soupçon de temps, mais personne ne lui avait adressé la parole. Qui s’y serait attelé, après tout, tout en lui criait morosité. Et c’était tant mieux, il n’y tenait pas. Ses anciens compagnons de formation avaient vite abandonné toute idée de tirer de l’Américain un collègue de beuverie, de toutes façons. Il était étrange, à sa façon. Monotone. Il avait bifurqué vers un bureau qu’il connaissait bien. Il y passait pas loin d’une heure par jour, inlassablement, à préparer son arme. Quand il n’y était pas, il s'entraînait, préféramment seul. Le Bankai n’était pas arrivé tout seul.

Lorsqu’il leva la tête, il vit qu’il avait laissé filer les minutes. Décidément, le temps passait vite quand on s’amusait. Descendant au réfectoire, il choisit, comme à son habitude, une table pas encore occupée. Il savait qu’il serait seul. Non pas qu’il ne chassait les autres shinigamis, juste qu’il était aussi loquace qu’une pierre tombale. Sauf en de rares occasions. En général il écoutait les avis de-ci de-là, opinait du chef, parfois n’était pas d’accord… Il avait posé sa veste en cuir sur le dossier de sa chaise, restant, pour une fois, en marcel noir. Il avait retiré ses mitaines, et les avait posées à ses côtés, scrupuleusement pliées. Alors qu’il finissait son assiette, un bruit le tira de son action. Il avait senti un léger changement de vent, ou alors était-ce là une sorte d’intuition ? Le fait est qu’il était en train de lever les yeux, lorsque le 4eme siège s’était présenté à lui.

Chibiko Daestra, supposa-t-il immédiatement. On ne signait pas à la seconde sans faire ses devoirs. Les nominations, les montées en grade, les nouvelles arrivées, surtout quand elles sortaient un peu tomber de nulle part. Il n'attachait pas de grande importance à ces informations, mais d’autres, oui. Et puis, ne disait-on pas que le savoir était le pouvoir ? Il fit un geste de la main alors qu’elle s’asseyait. En lui parlant d’une mission. En lui tendant un rouleau. Il regarda le fascicule, circonspect, puis l’ouvrit. C’était bien un ordre de mission.

Zut. Il avait quand même prévu de ne rien faire ce jour là…

“Faites comme chez-vous.” Marmonna-t-il alors qu’il parcourait le parchemin en diagonale. L’ordre de mission n’était pas immédiat non, mais il n’allait pas pouvoir s’attarder des heures avant de devoir s’y atteler. “Inattendu.” Se contenta-t-il de marmonner avant de remonter le regard sur la jeune femme. “Votre prise de poste se déroule comme vous l’imaginiez ?”

L’homme paraît très détaché, et décontracté sous ses airs d’ours que je pense déranger en pleine hibernation. Le fait qu’il se trouve seul à sa table aurait dû me mettre l puce à l’oreille mais c’est désormais trop tard pour faire machine arrière et je ne recule pas devant l’opportunité d’en apprendre plus sur lui tout en dévorant mon déjeuner.

Je profite qu’il soit brièvement intrigué par l’obtention du parchemin et l’observe en détail. Son visage n’a rien de commun, difficile de passer outre ce constat évident. Je n’avais encore jamais remarqué la présence de ceux que l’on pourrait qualifier de Gaïjin au sein du Gotei. Il faut dire qu’ils sont, à ma connaissance, trop peu nombreux pour qu’on daigne y accorder une importance quelconque. Ceci dit cela soulève plusieurs questions que je garde pour plus tard.

Entre deux bouchées je m’efforce de reprendre une attitude sereine, un air compatissant, sourire aux lèvres. Je n’aimerais pas passer pour une opportuniste désintéressée, et cherche par la même à instaurer un climat de confiance mutuelle entre nos deux âmes jusqu’alors étrangères en dehors des titres qui circulent.

- A vrai dire, il est difficile de s’attendre à quoi que ce soit une fois sortie du cocon bien tranquille de l’Académie. On peut mettre ça sur le compte de mon jeune âge et pourtant il n’en est rien. Pour rester franche il est parfois nécessaire de monter les premiers échelons avant de prétendre à d’autres choses. Les ambitions servent l’égo, pas le Gotei.

Une imagerie faite dans un élan philosophique inattendu mais fort à propos, qui devrait sans nul doute s’appliquer à toutes les nouvelles recrues.

- Disons que j’aspire à côtoyer le terrain plutôt que les rayons poussiéreux des archives. J’ai été formée pour ça, avant toute autre chose. Vous devez fort bien comprendre ce sentiment, car j’ose imaginer que vous en savez plus que moi sur la question. Vous n’avez clairement pas le profil de quelqu’un qui se contente de traîner ses guêtres dans les couloirs de la caserne, si je puis me permettre.

Je termine en avalant une dernière victime de mon appétit dévorant, puis repose méticuleusement les baguettes bien parallèles sur le côté. D’un geste assuré je décroche une sorte de cylindre en métal finement ouvragé et orné de plusieurs symboles laissant clairement entendre qu’il s’agit d’un récipient contenant du thé noir. Par politesse je le tends vers mon interlocuteur tout en gardant le couvercle en guise de tasse dans mon autre main.

Le Serpent plissa les yeux, cet échange étant, de son point de vue, aussi inopiné qu’incongru. Non pas que l’Américain ne susse pas mettre de l’eau dans son vin, ou plus précisément, quitter son rôle d’ours mal léché, lorsque l’occasion se présentait - ou plutôt le requérait - mais plutôt que la situation était autant pour lui que pour ceux qui le connaissaient, plutôt cocasse. Après tout, peu étaient ceux qui avaient, tant bien que mal, essayé de percer la carapace de gaijin. Non pas qu’il ne fusse mauvais bougre, loin de là. Juste qu’il était assez … inintéressant. Il n’avait que peu de passions. Il n’avait d’avis sur pas grand chose. Il ne tenait aucune position hors du commun.

Il n’était, apparemment, qu’un rouage de plus dans la grande machine que pouvait être le Gotei 13, et ça, ça, c’était pas vraiment intéressant.

“Les ambitions ne servent pas que l’Ego, pour peu que la personne soit capable.” Se permit-il une petite correction. Trop d’insouciants ne savaient aligner leur propres prétentions avec leur niveau d’expertise. Ceci créait une couche d’inconscients qui ne savaient où se situaient leurs propres limites, aussi bien physiques que politiques. Ce n’était pas grave, tant le temps et le système remettait ce type de personnes à leur propre place. Ceci dit, la jeune femme marquait un point. Souvent, grimper les échelons était plus un objectif qu’un moyen, et dans ces cas-là, il était clair que c’était une erreur. Savoir où était sa propre place était une force. Lui-même se contentait depuis belle lurette d’un dix-neuvième siège peu reluisant.

La deuxième phrase de sa nouvelle supérieure lui fit esquisser une moue. Oui, il avait connu le terrain, ou plutôt, de nombreux terrains. Le champ de bataille, qu’il ne s’agisse du réel, le sang et les esprits se désintégrant sous ses yeux, ou celui des ombres, où les morts continuaient à pleuvoir, mais de façon, dirons-nous, plus discrète. Les deux marquaient, à leur façon. “Je vois ce que vous voulez dire.” Lança-t-il en refusant le thé d’un geste de la main. “Du moins concernant cette envie qui vous prend de vouloir confronter vos connaissances à la réalité.”

“Concernant mon profil, c’est … sans doute vrai.” Acquiesça-t-il. Il avait passé un certain temps à l’académie, plus pour s’habituer à un système éducatif qui lui semblait être à des années lumières de sa personnalité qu’autre chose. Ses compagnons d’infortune n’avaient pas trop cherché à lui enseigner, de toute façon, la façon d’être qui était attendue. Ils étaient vite passés à autre chose. “Après, c’est plus une question d’apparence qu’autre chose. Il serait incongru de s’attendre d’un pauvre hère tel qu’ moi qu’il enseigne entre ces quatre murs, de toutes façons.”