new horizon (yoru)

Bon.

Clairement, c'est le genre de jour où Yoru regrette un peu le poste qu'elle occupe. OK, on ne lui a pas laissé le choix, et entre ça et la taule, elle sait bien où la marge de manœuvre est quand même la plus grande. Mais au moins, dans sa cellule, elle pouvait consacrer 100% de son esprit à l'unique développement de sa future grande avancée dans le domaine du Kidō : son Hadō #100.

Or, voilà qu'elle doit remplir de la paperasse pour son rapport mensuel à la Première division. Personne d'autre qu'elle n'est disponible pour se taper l'exercice à sa place, et ce n'est pas vraiment le genre de truc qu'elle peut refiler au premier tocard venu n'étant pas au fait de la gestion du Kidōshū : du coup, la voilà bien feintée.

Entre deux documents, elle s'étire et s'avachit sur son siège. Le silence de mort la gonfle un peu : elle est capable de bosser en musique, d'accord, mais au-delà d'une certaine concentration requise, impossible pour son esprit de ne pas divaguer au premier solo de guitare un peu chouette. Et clairement, c'est pas le moment - pas quand la paperasse doit être transmise à ceux dont les yeux jugent de son aptitude à faire, ou non, son boulot correctement. Donc, à rester libre.

C'est à cet instant que deux coups secs retentissent à la porte.


- Entrez.


La distraction lui donnera une bonne raison de changer de sujet, tiens.

La porte s'ouvre, et la nouvelle venue s'exécute. Le contraste entre les deux femmes est saisissant : l'une est tirée à quatre épingles, parfaitement coiffée, et raide comme un piquet ; l'autre, étalée dans son siège, son haut d'uniforme laissé ouvert et pendouillant à ses côtés sous les pans de sa veste de Commandante en second.

D'un doigt, Yoru fait glisser ses lunettes - vertes, aujourd'hui - et fixe attentivement celle qui vient de pénétrer dans la pièce. Elle lui dit quelque chose, tiens. Est-ce que ce ne serait pas la dernière recrue en date? Elle a vu passer son dossier, mais ne s'est pas donnée la peine de la rencontrer, refilant la tâche à une subordonnée. Si sa mémoire est bonne... Famille noble, bons résultats à l'Académie, zéro expérience, un siège en sortie d'études. Bas, mais ça reste à saluer. Et ses compétences en Kidō vont sans dire, vu son affectation.

La brune soupire. Sûrement l'une de ces reloues au style académique et aux manières chiantes comme la mort, ça se voit. Tout ce qu'elle déteste. Du coup, elle ne prend même pas la peine de rajuster sa position, histoire d'être un minimum présentable.


- Qu'est-ce que je peux faire pour toi? Je te préviens, selon le sujet, j'ai peut-être absolument pas le temps.


Qu'est-ce l'autre peut bien lui vouloir, d'abord? Même si sa réputation s'est améliorée, et si les rumeurs sur elles se sont un peu tassées, on ne vient généralement la voir que pour le strict nécessaire. Quatre ans à son poste n'ont pas suffi à faire remonter sa cote au top niveau - elle le sait, et elle s'en fout. De toute façon, c'est elle qui a raison.

- J'ai une bonne vue, mais je peux pas lire d'ici, tu sais?


Paf. La réflexion fuse immédiatement lorsque la nouvelle venue tend les bras devant elle, brandissant une feuille que Yoru ne reconnaît pas. C'est du bon sens, pourtant. Stupidité ou timidité? Selon toute logique, la seconde option.

Espérons-le.

Plutôt que de faire signe à l'autre de se rapprocher, c'est elle qui se lève et contourne son bureau. Les semelles de ses épaisses bottes compensées résonnent à chaque pas, accompagnées d'un cliquetis métallique distinct, alors qu'elle s'approche lentement de son interlocutrice jusqu'à lui faire face. Enfin, face... Si l'on ne prend pas en considération leur écart de hauteur. La seule chose à laquelle sa subordonnée fait elle-même face, c'est à son décolleté, tout au plus.

De l'index et du majeur, elle pince négligemment le haut de l'amas de documents et les fait glisser des petites mains qui les enserraient jusqu'alors, sans rencontrer de réelle résistance.

Ses yeux s'attardent sur la première page. Longtemps.

Puis elle éclate de rire.

La tension baisse d'un cran tandis qu'elle se dirige, à grandes enjambées et toujours en riant, vers un casier qu'elle tire d'un geste sec, parcourant les quelques dossiers qu'il renferme jusqu'à s'arrêter sur celui qu'elle cherchait. Elle l'ouvre, décrivant son contenu à voix haute.


- Ōshiro Naoko, c'est ça? Issue d'une famille noble. (Sa voix s'attarde sur ce dernier mot, et son ton se fait moqueur.) Ils sont au courant que tu viens demander des conseils à quelqu'un qui a passé plus de cinquante ans à l'ombre, justement pour les "recherches" dont tu parles?


La bonne blague. Dur de savoir quelle est la volonté exacte de Naoko à ce stade de leur entrevue, mais la situation est tout à fait inattendue... et, à dire vrai, c'est exactement ce qu'il faut à Yoru, à cet instant T, pour s'aérer l'esprit.


- Allez, je mords à l'hameçon. T'as gagné la loterie des sujets. Qu'est-ce que je peux faire pour toi?


Une seconde fois, elle répète cette dernière phrase - mais d'un ton beaucoup plus amical, rassurant, même. Et pendant ce temps, elle feuillette les vieilles coupures qui lui ont été rapportées, prenant connaissance de ce qui s'est dit à son sujet soixante ans auparavant, lorsqu'elle était déjà enfermée sous le Seireitei. Bien joué, Naoko - une noble pas chiante, c'est rare, et ça se cultive. Qui sait, peut-être que les autres en prendront de la graine, un jour?

Subitement, le torrent de questions, qui fuse sans s'arrêter.

Une chose semble certaine : l'intérêt de Naoko pour les recherches de sa supérieure n'est pas feint, bien au contraire. Cette dernière se trouve même un peu désarçonnée par la soudaine volte-face opérée par la personnalité de son interlocutrice. Elle qui semblait si timide au premier abord... Mémorisant les questions une à une, elle lève une main, signalant à l'autre Shinigami d'aller plus doucement. Les vannes se ferment peu à peu, et le flot se tarit enfin, laissant à Yoru le loisir d'entamer ses explications.


- On va commencer par le plus évident. Pourquoi? Parce que je le pouvais. Historiquement, les membres du Kidōshū sont plutôt un tas d'aigris boursouflés par une fierté à la con et un élitisme débile. Certains voient le Kidō comme un art rituel, qu'ils sacralisent au point d'en être presque effrayés. C'est stupide. Le Kidō, c'est un outil. La technologie évolue, alors pourquoi laisser nos outils stagner à l'âge de pierre?


D'autant plus que ses recherches, en fouillant cinquante ans d'histoire non vécue, l'ont confirmé : certains déserteurs aujourd'hui pardonnés ne se privaient pas, à une certaine époque, de modifier et créer des Kidō de leur cru à l'envi. L'un d'entre eux, qu'elle a longuement étudié pour son profit personnel, aurait même eu un rôle décisif dans l'arrestation d'Aizen, l'ex-Capitaine renégat... Comme quoi, c'est simple : l'évolution des époques demande une évolution équivalente des moyens. La déduction paraît évidente.


- Pour ce qui est de la formule... bon, le prends pas mal, mais tu sors tout juste de l'Académie, donc t'es à ce que j'appelle le niveau zéro d'expertise. On vous apprend des formules et comment manifester le sort qu'elles accompagnent, et c'est déjà très bien, mais créer un Kidō de zéro, ça n'a rien à voir. En plus de la formule, je parle d'apprendre à manifester une force, à lui donner la consistance que je veux. Les possibilités sont infinies, et ce qui détermine ou non ta réussite, c'est l'équilibre du tout, en plus de ton contrôle sur le résultat. Quand, en plus, le résultat en question est spécifiquement prévu pour donner naissance à un Hadō plus puissant que le plus puissant des sorts connus jusqu'ici... Bon, on peut le dire, c'était un peu mégalo de ma part, et j'ai merdé. Pas de honte à l'admettre si ça te fait avancer, d'ailleurs. Leçon de vie.


De fait. A l'époque, elle s'était un peu trop avancée sur ses conclusions - et, surtout, un peu trop surestimée elle-même.

Comprendre n'est pas pouvoir. Une leçon apprise à la dure.


- Alors si j'ai réfléchi à tout ça depuis? J'ai eu cinquante-six ans de captivité pour le faire. Mais cette fois, j'ai assez de recul pour savoir que passer de la théorie à la pratique à mon niveau actuel serait une énorme connerie. Si je me plante, c'est retour immédiat dans les bas-fonds du Seireitei. D'ici là, j'attends. Et j'apprends.


Pour être honnête, les salles d'entraînement laissées par feu le Capitaine Kurotsuchi aident désormais beaucoup à s'entraîner sans détruire un bout de Seireitei par erreur - mais, à n'en pas douter, certaines hautes instances ne verraient pas du tout d'un bon œil de nouvelles tentatives hasardeuses de faire de la surenchère de puissance, qui ne feraient que leur prouver qu'elle retombe trop facilement dans ses anciens travers.

Non, elle l'a décidé il y a longtemps déjà : sa prochaine tentative sera la bonne, et ne laissera aucune place à l'erreur. De quoi leur faire admettre, à tous, qu'elle avait raison depuis le début.

Marquant une pause, elle tire son kiseru de sous son bureau et prend le temps de l'allumer. Le serpent de métal (aussi laid et kitsch que d'habitude) luit un instant sous le crépitement orangé de la flamme; bientôt, une épaisse fumée parfumée se dégage du sommet de sa tête, ainsi que de sa gueule entrouverte. Yoru porte ses lèvres à l'autre extrémité, et en tire une longue bouffée.


- C'est marrant : après bientôt cinq ans passés à mon poste, t'es la première à vraiment t'intéresser à tout ça. C'est bien, ce genre de curiosité. J'ai besoin de ça par ici. Si ça te branche, tu peux commencer par te pencher sur les sorts modifiés, plutôt que direct sur la création pure et dure. Si ça te dit, je peux t'apprendre, à l'occasion.


La proposition n'est ni anodine, ni totalement désintéressée : normaliser ces intérêts au sein du Kidōshū en répandant leur pratique ne pourrait qu'être bénéfique à long terme. Au risque d'ostraciser la petite Shinigami... qui a déjà l'air de l'être dans d'autres cercles, vu la façon dont elle parle de sa famille.

Finalement, Yoru l'aime bien. D'une certaine façon, elles se ressemblent un petit peu, non?

En entendant la réponse de la petite nouvelle, Yoru sourit à nouveau. Maintenant qu'il a pris le pas sur sa timidité, son enthousiasme est contagieux; la passion, voilà un moteur qui fait vibrer la Commandante en second ! Seraient-elles toutes deux, et contre toute attente, sur la même longueur d'ondes?

Mais voilà que la curiosité de l'autre refait surface, et qu'elle lui renvoie une question à la figure.


- Graduellement? C'est possible, je pense. Possible, mais pas mon style. Pour deux raisons. La première, c'est que créer un sort de puissance moindre pour ensuite itérer dessus demanderait des changements de structure dramatiques au fur et à mesure de son augmentation de puissance ; si je me retrouve avec un sort final totalement différent du sort initial, je préfère encore le créer directement de zéro. Et la seconde, c'est que j'ai promis un Hadō #100, alors je ferai un Hadō #100. Si je crée un sort banal, où est le fun?


Le fun, oui. Aucune raison de mentir là-dessus : après tout, c'est cette passion pour le Kidō qui a orienté son choix de voie, à l'époque où elle-même sortait de l'Académie.

Après une pause, elle reprend.


- En parlant de style... Si tu t'attends à ce que je sois une Nécromancienne technique juste parce que je suis gradée - comme beaucoup le font -, c'est raté. Je suis plutôt axée puissance, en fait. Pragmatisme. Je vais au plus efficace, pas au plus impressionnant. Qui c'est, déjà, ce mec qui disait "je ne crains pas l'homme qui a effectué dix mille coups une fois, mais celui qui a effectué un coup dix mille fois"? Un truc du genre.


Bruce Lee. L'un des types dont elle a vu les films, quand elle s'est remise à jour sur la technologie moderne. Mine de rien, elle s'est aperçue avec le temps que sa façon d'aborder la pratique du Kidō n'est pas très différente de celle dont un artiste martial aborderait sa discipline de prédilection.


- Et toi, ton style, c'est quoi? On parle, on parle, mais j'ai besoin de savoir comment tu pratiques si tu veux que je te mette sur les rails...


Jusqu'ici, Naoko n'a que très peu parlé d'elle-même, et uniquement pour mentionner son absence d'entraînement. En dehors de la théorie, où ses compétences se situent-elles?

La petite Shinigami lui répond... et pas vraiment à la fois. C'est plutôt un inventaire abstrait de son arsenal de sorts qu'elle dresse à sa supérieure, sans réellement rentrer dans le détail. Visiblement contrariée, Yoru soupire, relâchant au passage un nuage de fumée qui s'échappe en une colonne grisâtre.


- C'est pas vraiment ce que j'avais en tête. Je te parle de style. Le seul truc que tu viens de me dire, c'est que tu connais la formation pratique de l'Académie, ni plus ni moins.


Le reproche fuse. Touche-t-il juste? Qui sait. Elle se lève à nouveau et marche jusqu'à une fenêtre, qu'elle ouvre dans un claquement sec. La brume aux relents âcres qui commençait à s'accumuler sous le plafond trouve soudainement un échappatoire, et ne se fait pas prier pour se dissiper, renouvelant un peu l'atmosphère dans la pièce.


- Regarde. Si je devais répondre à la même question : je suis une pratiquante qui préfère aller à l'essentiel. Mon panel de sorts de prédilection vise l'efficacité pure, quitte à accepter d'en subir le contrecoup si je sais que l'échange de coups m'est favorable. Je préfère compter sur des bases solides et renforcées à ma sauce plutôt que de me la péter avec des Kidō au rang élevé; j'ai la chance d'avoir un reiatsu au-dessus de la moyenne qui me le permet. J'esquive peu, je bloque beaucoup - ça me permet d'éprouver et de travailler mes Kekkai. Côté technique, j'ai bossé toutes les méthodes alternatives d'incantation : abandonnée, délayée, et double. Du coup, ce qui compte, c'est pas quel sort je lance, mais comment je le lance. Voilà... Toi, tu m'as dit ce que tu sais. Là, je viens de te dire qui je suis. Tu captes la nuance?


Sa description, faite sur un ton un peu plus formel, vise avant tout à permettre Naoko de se projeter dans cette même situation. Elle jette un coup d'œil à cette dernière : on dirait une élève un peu paumée, prise de court face à la question de sa prof. Visiblement, ce genre d'exercice n'est pas sa spécialité - Yoru n'est pas non plus la plus fine observatrice du Seireitei, mais entre la réponse évasive et le ton hésitant de sa subordonnée, tout laisse penser que celle-ci se débat avec de sérieux soucis de confiance en elle.


- A la limite, si j'essaie de visualiser, on dirait que tu préfères le soutien à l'attaque pure. C'est un profil comme un autre, hein, mais je trouve ça étonnant. Pourquoi le Kidōshū et pas la Dixième Division, par exemple? Ou la Quatrième? Et... est-ce que t'as oublié les Kekkai? Savoir dresser des barrières, pour une Nécromancienne de support, t'avoueras que ça fait partie des bases, non?


Beaucoup de questions d'un coup, et pour une raison précise. La Commandante en second ne compte pas la dégager de son unité en cas de réponse insatisfaisante, évidemment; elle essaie surtout de forcer l'autre à se pencher sur ses particularités à elle. Parce qu'à part la théorie et les recherches, pas grand-chose ne ressort... ce qui est quand même ballot dans une organisation militaire qui vise essentiellement à aller maraver des trucs capables de te bouffer en une bouchée, soyons clairs.

Plus la discussion avance, plus la shinigami aux cheveux blancs semble prête à se métamorphoser en flaque pour couler doucement hors de la pièce.

L'image arrache à Yoru un sourire en coin. Voilà qui lui rappelle une autre entrevue dans ces mêmes lieux, il y a déjà quelque temps de cela.

Pour ce qui est du reste, les réponses de la petite nouvelle sont déjà un peu plus édifiantes. Elle qui semble si contente de son savoir, voilà qu'elle se voit forcée d'admettre son ignorance - qui plus est, à propos de sa propre personne. Mais une chose est claire : son refus du combat est une évidence, et celle parmi ses préférences qui explique toutes les autres.


- Désolée de quoi? T'es déjà plus intéressante que les deux tiers de l'effectif, facile, juste parce que t'es venue me parler de mes recherches. Pas que j'ai la grosse tête, hein, même si ça flatte un peu mon ego, mais c'est le genre de curiosité qui manque à certains.


Elle retourne à son bureau, attrape un bout de papier. Y griffonne quelques mots.

Ledit bout de papier vient rejoindre les quelques feuilles de journal apportées plus tôt par Naoko et laissées en plan sur le bureau. Yoru s'en saisit et les rassemble en un petit tas homogène, puis pivote vers sa subordonnée.


- Pour le combat, par contre... Je peux pas faire comme si j'avais rien entendu. Tu fais partie d'une organisation militaire, et on doit pouvoir compter sur toi, comme sur les autres. En cas d'attaque, les Hollows te demanderont pas si t'as envie de te battre. Après, personne te demande d'aller en première ligne, hein ! C'est une affaire de style... encore une fois.


Tout sourire, elle s'approche de Naoko, avant de déposer la pile de papiers au sommet de sa tête toujours baissée. Satisfaite de l'équilibre du tout, elle recule de quelques pas, contemple sa création - de l'art moderne, assurément -, puis retourne s'asseoir. Tout en guettant la réaction de son interlocutrice face à son geste absurde et déplacé. Va-t-elle reprendre les papiers en main? Rester figée sans savoir quoi en faire? Les garder là où ils sont en ressortant? À quel point est-elle malléable, au juste?


- J'ai un créneau d'entraînement la semaine prochaine, et tu vas y venir. Je t'ai fait un pense-bête, y a toutes les infos dedans. Si tu sais pas quel est ton style, je vais te le dire, moi.


Elle tape dans ses mains, avant d'ajouter :


- Et surtout, te rends pas malade : c'est une faveur, pas un test. Sur ce, si t'as rien de plus à me dire...


Une faveur de qui à qui, exactement? Elle ne le précise pas, à dessein. Et elle lève une paume désinvolte, agitant ses doigts dans un geste d'au revoir négligent. C'est qu'elle a toujours de la paperasse à remplir !