Le vieux, la gamine et le robot

Le chef de la section scientifique de l’Ultima Necat tripatouillait son stylo d’un geste fébrile. Sa main gauche tapotait la surface du bureau dans un mouvement régulier. Cela faisait plusieurs heures qu’il était coincé sur un problème qui lui semblait irrésoluble. Il cherchait désespérément à créer un nouveau type de portail, malheureusement, les informations sur les gargantas et les senkaimons n’étaient pas en libre accès. Il devait travailler à partir de ses propres observations. Des schémas annotés de toute part s’étalaient devant lui dans un capharnaüm qu’il était le seul à parvenir à comprendre. Une lampe en néon clignotait par intermittence ce qui commençait à l’agacer. Un tic nerveux faisait tressauter sa lèvre supérieure vers le haut. Ses doigts se crispèrent et son stylo se brisa en deux. Il se leva en hurlant.

-Mais y en a pas un qui est foutu de changer ce néon ?! Je dois vraiment tout faire ?!

Seul le silence répondit à ses cris, son bureau était vide et son assistante semblait avoir pris congé pour le moment. Il frappa sur la table. Tanjô était d’un naturel assez calme, mais les flashs lumineux associés à son casse-tête avaient mis à mal sa patience. D’un geste rageur, il décida d’aller s’occuper de cette lumière, n’étant de toute évidence pas en mesure de régler son autre problème. Cela lui permettrait également de prendre un peu l’air et de se changer les idées.

Il s’avança vers la porte de son bureau qui s’ouvrit automatiquement. C’était tout de même un monde. Ce laboratoire possédait des portes à détecteur de mouvement, mais n’avait rien de mieux que des néons grésillants pour s’éclairer. Après avoir marché une bonne vingtaine de mètres dans le couloir, un élément le frappa. Il n’avait pas la moindre idée de la localisation du local technique où il pourrait éventuellement trouver des tubes de lampes à décharge. Ce n’était pas dans ses attributions en tant que King of Cups de s’occuper de ce genre de tâches. Cette situation l’agaçait encore plus.

Il se dirigea en direction du hall central, mais ne croisait personne, ce qui était assez inhabituel. Il sortit son téléphone et se remarqua qu’il était presque midi. Visiblement, il venait de faire une nuit blanche sans s’en rendre compte et la journée du lendemain était déjà bien entamée. Cela expliquait les couloirs déserts. Ils devaient tous être partis manger. Désespéré, Tanjô continua à errer sans but, souhaitant simplement trouver quelqu’un qui saurait lui indiquer le local. À un détour, il tomba nez à nez avec une petite fille aux cheveux blancs accompagnée d’un énorme robot au design assez primitif. Elle détonait avec le reste de l’organisation ; il était très rare de voir des enfants déambuler au sein de l’Arcānum.

Le scientifique avait entendu dire qu’une des victimes de l’explosion de la Grande Cataracte avait laissé derrière elle une jeune demoiselle. Quel dommage... Nul doute que son point de vue sur ce phénomène aurait été intéressant. Tanjô était très agacé de ne pas avoir pu participer à cette opération parce qu’il devait régler des procédures administratives pour sa nomination en tant que King of Cups. Alors quand il a appris qu’en plus de ça, il ne pourrait obtenir presque aucun rapport sur le phénomène à cause de cette explosion, il avait été vraiment dépité.

-Oh... Tu dois être... La fille de Natasha, je suppose. Il paraît que l’Ultima Necat t’a pris en charge depuis l’incident. Tu tombes bien. Tu saurais pas où je peux trouver des néons ?

Maman me manquait beaucoup encore. Depuis qu’elle était… « disparue » lors de l’attaque des méchants Arrancar alors qu’elle était envoyée pour réparer les installations qui avait été endommagées par une explosion [*le joueur sifflote*] j’avais un peu de mal à savoir quoi faire dans l’Arcānum. J’utilisais son petit laboratoire, où je dormais souvent aussi. Maman faisait pareil après tout ! J’avais une chambre depuis longtemps, mais… c’est un peu comme si elle était toujours là, quand je suis là-bas. Comme si elle allait revenir. Je ne suis pas sûre que ce soit très bien de s’accrocher à ce genre de choses alors que je sais très bien qu’elle ne reviendra pas, mais… je me sens quand même mieux quand je suis là-bas.

Ça ira mieux à la rentrée. J’espère ! Je vais enfin pouvoir aller à l’école, alors ça va m’occuper. Svalin dit que rencontrer de nouvelles personnes me fera du bien. Moi je pense surtout que pour le moment, ce qui me ferait du bien, ça serait un sandwich aux œufs, avec de la saucisse ou du katsu ! Et un bon verre de thé glacé, miam, j’en salive déjà ! Je tapote la tête de Svalin du bout de mes petits doigts, ça me donne l’impression d’être une grande quand il me porte sur son épaule comme ça. Avoir ce contact avec lui, ça aussi ça me calme. J’ai un peu peur, pour quand on sera séparés. Je n’ai plus l’habitude, et j’ai un peu le vertige quand j’y pense.

Enfin, là j’y pense plus trop d’un coup. Je sursaute. On vient de croiser un monsieur un peu bizarre. Est-ce qu’ils sont sales ses cheveux, avec plein de nœuds dedans ? Je n’ose pas poser la question, je sais que ce n’est pas très poli. Mais j’en pose une à Svalin quand même, tout bas. C’est un peu bête, le monsieur est pas loin, il pourrait entendre. Mais je chuchote vraiment très bas et je mets ma main devant ma bouche poliment. Bon d’accord, c’est pas très poli de chuchoter devant les gens. Mais je fais comme je peux, han !

- Svalin, pourquoi il me connaît le monsieur ? Tu sais c’est qui ?

La lueur de l’œil de Svalin vacille un peu. Ça fait parfois ça quand il réfléchit.

- Shikara Tanjô, King of Cups.

Je rougis. C’est la honte. Déjà parce que Svalin n’avait pas été très discret sur le coup, et que c’est gênant. Mais en plus, c’était mon chef, c’était pas de chance quand même. Je ne me sens pas à l’aise du tout et ça doit se voir un peu. Je commence à me tordre un peu les doigts et à fuir du regard, et mon cœur bat très vite, jusque dans ma tête !

- Oups… Désolée… Oui, je suis Adelheid et lui c’est Svalin. C’est un peu comme mon papa maintenant. On est les Two of Cups. Enfin, oui, vous savez, je suis bête parfois, désolée encore. Je sais pas où trouver les néons monsieur. Enfin, y a, heu… J’ai oublié son nom, la porte des néons ? Pour aller au Hueco Mundo. Mais ça doit pas être ça que vous cherchez, enfin, je crois. Nous, on a des LED dans le laboratoire de maman, c’est mieux que des néons. Enfin, je veux dire, peut-être que vous préférez, vous faites comme vous voulez, je voulais pas dire que c’était mieux pour tout le monde. Aïe Aïe...

L’impression que plus je parle et plus je m’enfonce. Et Svalin qui dit rien, même pas il m’aide un peu. Comment je vais m’en sortir moi hein ? En plus, trop gênée encore, mon ventre gargouille. Je grimace légèrement. Maman disait toujours « comment un aussi petit corps peut faire autant de bruit ? ». J’ai honte.

- Désolée, heu… j’ai faim.

De pire en pire.

La petite sembla très perturbée par son arrivée. C’était étrange, elle avait déjà dû entendre parler de lui. Même s’il sortait assez rarement de son bureau, il était tout de même le chef de la section, sa présence n’avait rien de surprenant. Ce qui l’était, c’était plutôt l’absence de tous les autres membres. Pas étonnant que les projets n’avançaient pas aussi vite qu’ils le devraient si tout le monde se barrait pendant des heures à chaque pause déjeuner. La gamine chuchota quelque chose à son protecteur de métal et ce dernier prononça à voix haute et parfaitement intelligible le nom et le prénom du King, ainsi que sa fonction.

-Oui ? C’est moi.

Mais il n’y eut pas de réponse. Tanjô ne sut pas trop comment réagir. Ce robot avait-il été configuré pour ne répondre qu’à Edelweiss ? Paramétrage très restrictif pour le coup, drôle de choix, mais après tout, chacun pouvait configurer son matériel comme il le souhaitait. Finalement, après un très long temps d’hésitation, la petite finit par lui répondre. Pour quelqu’un de timide, c’était un vrai moulin à parole une fois qu’elle était lancée. Comment pouvait-elle imaginer qu’il y ait le moindre rapport entre le Spirital Neon Gate et un stock de tubes à néon ? Elle se permit de lui faire remarquer que les lampes LED étaient une bien meilleure alternative, comme s’il n’était pas au courant. Tanjô fit une grimace, leva ses avant-bras et forma deux pinces avec ses doigts qu’il ouvrit et ferma au rythme de ses paroles.

-Et gna gna gna ! Ma maman a des LED. Et gna gna gna ! C’est mieux que les néons ! Je le sais bien ça ! Natasha avait tout ce qu’elle voulait parce que le type de la maintenance en pinçait pour elle. Alors que moi ça fait plus de six mois que j’attends qu’il se bouge. Le poste de King n’a visiblement pas autant de poids qu’une paire de pare-chocs ! Mais quel monde...

En attendant, il devait faire avec ces saloperies de néons. Il sentait qu’il avait été un peu dur, il n’avait pas l’habitude de s’adresser à des enfants. Il s’apprêtait à s’excuser lorsqu’un grondement sourd se fit entendre. Les péristaltismes de la fillette résonnèrent dans les couloirs vides. Elle avait faim. Tanjô soupira. Foutu pour foutu, il avait autant de chance de trouver le placard en se dirigeant vers un distributeur qu’en allant n’importe où d’autre. Alors, autant aller dans cette direction. Il tendit la main vers la jeune affamée et avança dans le couloir.

-Viens, y a de quoi manger par là.

Cela lui ferait du bien à lui aussi de grignoter quelque chose. Il n’avait rien avalé depuis... presque quarante-huit heures si ses souvenirs étaient bons. S’il voulait pouvoir continuer son projet, il allait devoir remettre un peu de carburant dans ses circuits. Peut-être même dormir un peu, pourquoi pas. Il verrait bien. Couloir à droite, la double porte s’ouvre, encore à droite et une fois à gauche. Voilà, les distributeurs étaient là. Rien de très nutritif, mais ça ferait l’affaire pour l’instant. Des barres de céréales, voilà qui fournirait un apport calorique suffisant en attendant que Seon ne lui prépare un vrai repas. Il inséra quelques pièces et deux barres tombèrent.

Il se baissa, ramassa les friandises, déchira leur emballage et engouffra les deux d’un seul coup. Après quelques mastications, il avala le tout, sentant sa faim diminuer très légèrement. Il se tourna vers Edelweiss.

-Ben alors, tu te prends rien ? Je croyais que tu avais faim.

- Mais quand maman m’avait montré le King, il était jeune et beau. Comment je pouvais savoir moi Svalin ?

Et de gentil même, que j’ai envie de rajouter, toujours en chuchotant pour Svalin ! Mais je ne sais pas trop si il était gentil l’autre King, j’ai jamais pu lui parler et puis apparemment il n’est pas resté longtemps. Celui-là il dit que ça fait six mois qu’il attend pour ses néons, le temps passe vite, on se rend pas compte. Mais en tout cas je peux pas laisser dire ça de maman !

- Ma maman elle était gentille. C’est pas les « pare-chocs ». Quand on est gentil, les autres gentils ils ont envie de nous aider. Maman elle disait que nous on était les gentils, et qu’on devait aider les autres humains. En plus je suis sûre que maman elle aurait pas attendue six mois et qu’elle aurait changé l’installation toute seule. Elle était vraiment douée maman, elle me manque...

La dernière partie s’étouffe. Si au début j’ai été piquée un peu au vif – on parle pas comme ça de ma maman, et en plus qu’elle est plus là – je ne suis pas restée énervée longtemps. Je sais pas faire… Moi je suis une vraie gentille qu’elle disait maman. Alors au fur et à mesure que je décharge les mots et ce que je pense, bah, je pense à elle, et elle me manque, et je me sens plus fâchée mais juste triste.

Et puis en plus le King, il est moins méchant maintenant. « Y a une mouche qui t’a piquée ? » que j’ai envie de lui demander, mais il me dit de le suivre pour aller manger et… attend, elle avait dit quoi maman ? On suit pas les inconnus, même s’ils proposent des trucs, genre des sucettes et tout ? Je regarde Svalin. Il n’est pas en alerte, et attend mes directives. Bon, c’est vrai que c’était pas tout à fait un étranger, et on était dans l’Arcānum en plus. Et puis avec Svalin, je suis en sécurité forcément, alors ça va.

- D’accord, on y va. Désolée monsieur, mais j’aime pas qu’on parle sur ma maman, en plus elle peut plus se défendre. Je suis plus fâchée, ça va.

Je relève un peu les épaules, nerveusement. D’accord, j’étais encore un tout petit peu fâchée de rien du tout. Ça irait mieux avec un katsu curry !!!

Autant dire l’étendue de la déception lorsqu’il m’amène devant de vieux distributeurs. Alors, toujours perchée sur l’épaule de Svalin, je regarde le King un peu incrédule. Il est bizarre ! C’est le Roi des scientifiques, et il sait pas changer son installation, et il sait pas qu’on peut manger des vrais repas et tout. Faut se mettre à la page et vivre avec son temps, vieux monsieur !

- Je, bah, heu… je pensais plutôt à… un sandwich aux œufs, et puis à des saucisses, et du thé, ou du katsu, un curry, du vrai manger quoi. Tu manges que des trucs comme ça monsieur ? Maman elle disait c’est pas bon pour les dents, et puis l’estomac, et que je resterai toujours petite et que je finirai par rouler en boule en lieu de marcher et…

Nouveau « grumbl » provoqué par mon estomac. Nouvelle grimace de ma part.

- Bon… c’est pas aussi pire qu’un cheeseburger, et un coca j’imagine.

Je tapote la tête de Svalin et il m’installe dans ses bras pour que je sois à hauteur des boutons. Ça m’empêche d’avoir trop froid à mes pieds nus, et puis même, si j’étais par terre, faudrait que je saute pour toucher les boutons du haut. Je prends des chips à la crevette, et une canette de thé glacé, que je mange plus lentement – je suis pas un glouton comme le monsieur moi !

- T’as toujours ta maman toi ?

La question m’échappe. C’est peut-être pour ça qu’il était énervé au début ? Jaloux que moi j’avais une maman super et pas lui !

La petite avait une vision idéalisée de sa mère. À cet âge c’était bien normal, les figures parentales représentent la plupart des points de repère. Ils sont l’objectif à atteindre, le modèle de perfection. La réaction de l’enfant ne fut donc pas surprenante. Elle défendait sa mémoire. Elle lui manquait. Tanjô murmura, plus pour lui que pour elle.

-Moi aussi, elle me manque.

Pas de la même façon, de toute évidence. Bien qu’il n’ait jamais été proche de Natasha, il l’avait croisée régulièrement dans les couloirs de l’Arcānum et surtout, il avait suivi de près ses travaux. Une chose était sûre, elle était brillante. Des esprits comme le sien manquaient cruellement dans l’organisation. Des cerveaux capables de voir plus loin que les autres, à travers les évidences, pouvant faire avancer les choses en passant par des chemins que personne n’avait envisagés. Sa disparition avait été un coup dur pour l’Ultima Necat. Sa présence l’aiderait certainement à progresser sur de nombreux sujets. Mais elle était partie, elle et d’autres.

Maintenant, Adelheid faisait la difficile. Certes, ce n’était qu’un distributeur, pas un véritable repas, mais c’était largement suffisant pour un apport énergétique rapide. Il n’avait clairement pas le temps d’aller jusqu’à la cafétéria tous les jours pour prendre de vrais repas. Et puis il risquerait de se faire bombarder de questions par des subordonnés coincés sur leurs projets. Il ne pouvait pas se le permettre. Il n’avait déjà pas assez de temps pour ses propres travaux...

-Je mange pas que ça, mais beaucoup oui. Tu sais, avant je faisais attention à ma santé. Et puis un type a débarqué de nulle part et m’a tué. Donc bon... Maintenant... Je m’en fiche. Et puis la plupart du temps, c’est mon assistante Seon qui me prépare à manger.

Le robot qu’il avait mis au point avait, quelque part dans ses lignes de code, la fonction de le maintenir en vie. Elle se sentait donc obligée de cuisiner quelque chose chaque fois que le King se laissait emporter par ses recherches et oubliait de manger pendant trop longtemps. La demoiselle finit par se laisser tenter par des chips de crevette et du thé. Tanjô se retint de faire le moindre commentaire. Du riz soufflé avec un arôme et de l’eau dans laquelle des feuilles ont trempé. L’apport nutritionnel était proche de zéro. Elle aurait de nouveau faim dans quelques minutes. En grignotant, elle l’interrogea sur sa génitrice.

-Ma maman ? Elle est morte il y a.... 1053 ans. Je l’ai jamais connue. Et mon père j’ai jamais su qui c’était vu qu’on m’a enlevé de mon village à ma naissance. Donc non, on peut dire que je l’ai même jamais eue ma maman.

Morte en lui donnant naissance après avoir été attaquée par un Hollow, il ne pouvait pas dire éprouver la moindre émotion à cette idée. On ne ressent pas de manque pour quelque chose que l’on n’a jamais connu. Le scientifique sentit une pointe de curiosité apparaître dans son esprit et décida que c’était le bon moment pour enfin savoir.

-Et ton papa ? Tu l’as connu ? Enfin à part ce... charmant monsieur.

Il pointa le robot du doigt. Cette machine devait probablement faire office de figure paternelle. Dans le sens où elle s’occupait de l’enfant et la protégeait. Pas sûr en revanche qu’il pouvait lui apporter de l’affection à proprement parler.

-Et au fait... tu... n’as pas de chaussures ? Ta maman ne t’a pas dit que tu tomberais malade si tu marchais pieds nus ?

Je le regarde, un peu incrédule. Je renifle. Il sent pas le mort. Enfin, j’ai pas trop l’impression. Ca sent quoi un mort ? Je ne sais pas trop, en fait. Mais ça doit pas sentir très bon, du tout. Bon, en tout cas il sent pas mauvais comme je crois que c’est supposé sentir mauvais un corps de quelqu’un qui est mort. Alors ça fait bizarre quand il me dit qu’on l’a tué. Est-ce qu’il me faisait une blague ? Ca arrivait souvent avec les adultes. Ils pensent qu’ils doivent toujours se moquer des enfants en leur faisant croire n’importe quoi. Je souffle tout bas pour Svalin « je vois des gens qui sont morts... ». Il réagit pas, mais quand je lui ai demandé qui c’était il m’a répondu, donc ça veut dire qu’il le voyait aussi. Bon, ouf, au moins c’est pas un fantôme, ça fait trop peur les fantômes, même si ça existe pas.

Mais alors il me raconte. Il me parle de sa maman, qui est morte il y a très très longtemps. Bien plus que 1982, et pourtant, ça faisait déjà très très longtemps ça ! Il a l’air sérieux, et puis ça me touche un peu son histoire. Il a l’air sincère. Alors, même si je garde à l’esprit qu’il se moque peut-être de moi, bah… je suis une enfant, alors j’ai le droit d’être naïve, d’accord ?!

- Je me souviens pas trop d’eux. Je me souviens pas trop d’avant l’orphelinat. Natasha c’était pas ma vraie maman, même si je l’aime tout pareil. Elle disait que j’aimais sans doute aussi beaucoup mes parents, mais que je m’en souviens plus à cause de l’accident. Que mon cerveau, il préfère faire comme si il savait pas, pour pas que ça me fasse trop mal. Peut-être un jour ça reviendra, qu’elle a dit aussi. Mais je sais pas, je trouve que c’est triste de pas se souvenir, mais est-ce que je serais pas encore plus triste de me souvenir ?

Ca me fait un peu peur. En plus, je ne sais même pas c’est quoi « l’accident ». Moi dans ma tête je me suis toujours dit que c’était un accident de voiture, et que j’ai eu beaucoup de chance de pas me faire trop mal. Même si je me suis quand même réveillée à l’hopital. Personne n’a voulu m’expliquer, et moi… Je ne sais pas, c’est compliqué, puisque je me souviens pas du tout.

- Roh, pfff. Mais laissez mes pieds tranquilles à la fin !

On s’est beaucoup moqué de moi et de mes pieds nus. À l’orphelinat surtout, mais même ici quand je croise des gens. Tout le monde s’inquiète pour mes petits pieds ou quoi ? Mais lui, c’est un scientifique, et il connaît le monde des âmes. Peut-être qu’il comprendra si j’explique ?

- J’aime pas mettre des chaussures. Il y a de l’énergie dans toute chose, et je la ressens particulièrement bien. C’est toujours le cas quand je mets des chaussures, mais c’est trop bizarre. C’est… c’est comme… t’as déjà mis ta main dans un sac en plastique, et puis dans l’eau ? Tu sais, ça fait bizarre, tu sens le froid de l’eau, tu sens sa résistance, son mouvement quand tu bouges et tout… Et ton cerveau, bah y sait que t’as la main dans l’eau. Mais pourtant t’as main elle est pas mouillée. Alors moi, quand je mets des chaussures, c’est un peu comme ça… l’expérience est pas complète, tu comprends ce que je veux dire ?

C’était un peu compliqué d’expliquer, et maman m’a déjà expliqué qu’on était pas tous pareil, pas tous avec le même pouvoir, les mêmes capacités. Je suis une Quincy, alors pour moi c’est un peu différent des autres. Et puis de toute façon je n’aime pas qu’on parle trop de moi, alors je détourne l’attention. En plus je suis vraiment curieuse alors je veux bien qu’il s’explique à son tour !

- C’est vrai que tu es déjà mort alors ? Comment t’as fait pour plus être mort ? On pourrait… on pourrait faire que maman, elle soit plus morte non plus ?

J’avais pas beaucoup d’espoir, mais que perdrais-je à poser la question ?

La gamine n’était donc pas l’enfant naturelle de Natasha. Une adoption, oui, il aurait dû s’en douter. La petite ne ressemblait pas du tout à la scientifique avec ses cheveux blancs et son regard rougeoyant. Cela expliquait également le peu d’informations qu’il avait à propos d’elle. Elle ne se souvenait elle-même pas des circonstances de la mort de ses parents. Réflexe d’amnésie rétrograde, provoquée soit par l’accident en lui-même, soit par le traumatisme émotionnel.

-Ce n’est pas grave de ne pas te souvenir. Des fois, le cerveau efface quelques souvenirs exprès pour pas que ce soit trop douloureux. Et s’il le fait, c’est souvent qu’il a une trèèèèèèèès bonne raison. Par exemple, j’ai une assistante que j’ai fabriqué qui travaille pour moi. Un peu comme ton robot, là. Et bien je ne me souviens pas de la première fois qu’elle m’a fait à manger. Tout ce que je me rappelle c’est que le lendemain, je lui ai téléchargé cinq téraoctets de recettes de cuisine. Ça devait vraiment être pas bon.

Il se pinça le nez en grimaçant. L’anecdote avait surtout pour but d’amuser la petite et lui faire penser à autre chose qu’à ces souvenirs tristes. Elle était toutefois véridique, il était probable que sans ses pouvoirs de guérison, Tanjô serait mort ce jour-là.

La jeunette lui expliqua la raison de ses pieds nus. Elle parvenait à ressentir l’énergie des choses qui l’entouraient et les chaussures troublaient sa perception. Fascinant. Malgré son jeune âge, elle semblait douée de capacités peu communes même au sein de l’organisation. Sans ses machineries complexes, Tanjô serait à peine capable de remarquer un hollow dans la pièce d’à côté.

-Je comprends. Enfin, disons plutôt que j’imagine parce que moi je suis nul là dedans. Je ressens rien du tout. C’est Natasha qui t’a appris à faire ça ou tu as appris toute seule ?

Était-ce l’âme de son environnement qu’elle ressentait ou autre chose ? Tous les fullbringers y arrivaient de façon plus ou moins efficace, mais elle semblait spéciale même au sein de cette organisation de gens... spéciaux.

Elle revint sur la mort du King, à son grand désarroi. Comment expliquer cela à une enfant ? D’un geste il rappuya sur un bouton pour faire tomber une canette de boisson énergisante. Après une goulée, il se retourna vers Edelweiss.

-Je suis mort il y a très longtemps oui. Et un monsieur a utilisé un pouvoir pour me faire revivre. Il n’y a que lui qui savait faire ça. Mais il est mort lui aussi, enfin je crois. En tout cas ça fait longtemps que je l’ai pas vu. Donc je ne pense pas qu’il pourra faire revenir Natasha, je suis désolé.

Aucun intérêt de lui mentir et de lui faire miroiter des espoirs qui n’aboutiront jamais. La vérité est difficile, mais c’est toujours la meilleure solution pour grandir sur des fondations stables.

- Beeeurk.

C’est tout ce que je laisse échapper en pouffant. Ca devait pas être bon du tout.

- Les robots ils peuvent pas faire bien à manger, ils peuvent même pas goûter c’est pour ça ! Si je laissais tomber la salière dans le plat, Svalin il se rendrait même pas compte ! C’est pour ça qu’on va manger à la cantine c’est meilleur.

Bah oui, ça expliquait tout. Et même là, Tanjô m’avait emmené à un distributeur. Encore faire confiance à une machine pour avoir à manger. Peut-être qu’il aimait bien ça ? Que ça le rassurait que ce soit une invention qui prépare tout pour lui ? S’il a développé lui-même son assistante, au moins il est sûr qu’elle ne va pas l’empoisonner, enfin pas volontairement, je pense. Je ne sais pas pourquoi je pense à ça, c’est un peu glauque, puis personne va empoisonner personne à l’Arcānum quand même !

- J’ai appris toute seule. Enfin, je crois. Je savais le faire à l’orphelinat, et les autres ils se moquaient de moi parce que je voulais pas mettre de chaussures et que je parlais pas beaucoup.

Malgré moi je fais une moue. Ca me fait mal au coeur rien que d’y repenser.

- Maman elle m’a appris beaucoup de trucs ! C’est la jolie dame qui m’a apporté à elle, parce qu’on est un peu pareille. Elle m’a appris à faire apparaître mon arc et l’utiliser, mais je ne suis pas très douée. Elle m’a aussi appris à l’aider dans le laboratoire, à réparer des trucs. Mais ça je savais faire avant...

Ca m’embête, parce qu’une nouvelle fois, je ne sais pas. Je n’ai pas de réponse claire. Je peux dire que c’est pas grâce à maman, mais je sais pas comment je sais faire ça. J’ai l’impression que… que j’ai découvert ça en sortant de l’hopital. Mais comme je me souviens pas, je ne saurais pas dire si je savais déjà le faire avant ou pas. J’essaie de réfléchir, mais ça me fait mal au crâne, alors je fronce un peu les yeux, et avec le pouce et l’index je me pince un peu le sommet de l’arête du nez. Ca fonctionne, comme toujours. C’est maman qui m’a appris ce truc !

- Je m’en doutais un peu que ça marcherait pas. Si on pouvait faire revenir les morts, tout ça, le monde spirituel, les âmes et tout, ça n’aurait plus de sens. Tant pis, au moins j’ai toujours Svalin. C’est comme si un peu de maman veillait toujours sur moi. Mais il parle pas beaucoup, alors je m’ennuie un peu parfois. Je crois que je vais développer un peu son intelligence pour qu’il puisse parler un peu plus. Ca devrait pas être très compliqué, non ? Si t’as réussi à apprendre à la tienne à faire à manger, je devrais pouvoir faire tenir une conversation à « papa Svalin », hihi.

Ca m’amuse de l’appeler comme ça. Il est grand et fort et il veille sur moi. Il ne me juge pas, il m’aide toujours, toujours là pour moi. Ca devrait toujours être ça un papa, non ?

- Ca t’embête pas trop toi de parler avec une petite fille ? Tu devais être très occupé avec, heu… tes néons ?

C’est vrai que ça avait eu l’air d’être un véritable souci quand on l’a croisé dans les couloirs.

Je parle beaucoup parfois. Trop peut-être ? Maman disait que ça arrivait quand j’étais trop enthousiaste. C’est la nourriture qui me fait parler alors, ou le fait que… bah… qu’on s’intéresse un peu à moi ? Je sais bien que les gens se disent « boh c’est une gamine ». Bah oui, je suis une gamine, c’est comme ça ! C’est par pour autant que je suis une peste, et qu’il faut me fuir comme telle. Quand j’ai perdu maman, j’ai aussi perdu la seule personne qui comptait sur moi, et qui se préoccupait de moi.

Alors, que le King de ma section me pose des questions et tout… bah forcément ça me fait parler. D’autant que bon, comme je l’ai dit au monsieur, Svalin n’est pas vraiment programmé pour la discussion. Enfin oui, j’ai déjà dit tout ça. Et Tanjô parle plus trop. Je crois que j’ai fini par l’embêter. On a parlé un peu de maman, c’était quand même intéressant. Mais j’imagine que parler avec une petite fille a effectivement ses limites, finalement. La faim comblée, les questions de néon devaient redevenir plus intéressants. Tant pis.

- De nouveau seuls entre nous, « papa Svalin ». Mais au moins, j’ai un nouveau projet maintenant. Viens, on rentre. Et en chemin, tu peux chercher dans tes fichiers tout ce que tu sais sur la programmation d’intelligences artificielles ? Je demande pour un ami… ne t’en fais pas, ça va bien se passer !

L’idée m’amuse, tandis qu’il me porte pour me mettre sur son épaule et m’embarquer comme je lui ai demandé. On ne va peut-être plus beaucoup voir « la petite fille » dans les couloirs de l’Arcānum prochainement. J’ai un autre projet sur le feu...

Double post de conclusion, Tanjo n’étant plus là.